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Lundi 10
décembre
G est plein de contradictions. Il veut à la fois être réflexif et
instinctif, sans chercher les implications contradictoires de ses
théories Il écoute le monde de façon directe sans intellectualisation
et fait référence à l'instinct en même temps qu'il place haut la
réflexion sur la maîtrise du travail.
Je
ne suis pas content du tout de mon portrait par Gauguin. Il dit
tout fort ce qu'il pense de moi, que je suis un fou. C'est vrai
que ces temps-ci je suis énervé mais j'ai l'air débile dans son
portrait. On dirait un artiste inculte, hagard, presque halluciné,
qui ne sait pas ce qu'il fait, qui peint des tournesols. C'est
une caricature et non un portrait.
J'ai
fait ausi une petite étude de Gauguin de dos. J'ai du mal à le regarder
en face tant les tensions sont grandes ces jours-ci. J'avais sa
photo pour finir.
Dans mes derniers tableaux, je suis revenu aux couches épaisses
de ma manière à moi.
Mardi 11 décembre
G a reçu une lettre de Schuffeneker dithyrambique. Il vient de voir
ses derniers tableaux à Paris et il les place au niveau des plus
grands. Ce qui donne envie encore plus à G de s'en aller.
Ses dernières toiles montrent un laisser-aller et une distraction
qui prouvent que son esprit est ailleurs. La Bretagne réapparaît
dans ce qu'il fait. Il utilise à nouveaux d'anciens croquis qu'il
a fait là-bas et rêve d'y retourner. Arles ne lui a plu qu'un peu
et il en a maintenant assez. Il ne supporte plus nos divergences
et je ne me gêne pas pour critiquer son travail.
Mercredi 12 décembre
Gauguin veut partir, nos discussions l'énervent. Pour clore les
discussions, il me dit : "brigadier, vous avez raison", ce qui m'énerve
encore plus.
Mais je meforce à me calmer pour mon travail à moi.
Nos voies divergent trop et nous n'avons plus besoin l'un de l'autre.
Nous sommes pourtant passés par une période d'intense émulation
et de compréhension mutuelles où il m'a beaucoup appris de sa manière
de peindre et il a vu dans mes tableaux ce qu'il y manquait.
Il m'a appris surtout sur la composition et la manière d'organiser
ma toile et loi je lui ai fait comprendre comment on peut être encore
plus libre avec les couleurs.
Le calcul calme qui lui est nécessaire, il a vu que je pouvais m'en
passer et que l'énergie exaltée d'un travail dans l'urgence portait
une part importante quand on veut rendre l'âme des choses ou des
gens.
Il se sent supérieur, il n'a jamais supporté que je me place comme
son égal. A Pont Aven, il avait sa petite cour, là il n'a que moi
qui me défend. Je suis en train de lui montrer que ses théories
au fond ne m'intéressent pas et que je préfère exprimer l'essence
des choses que leur reflet ou ce qu'elles suggèrent.
Mon art ne veut pas être un "coup de poing" comme il l'a dit à Bernard,
mais une caresse, une consolation.
Le peintre comme je le vois, doit donner de l'âme à ce qu'il fait,
rendre la réalité intrinsèque des choses. Il doit faire modifier
le sentiment de celui qui le regarde, comme une musique peut nous
détourner de nos états d'âme mélancoliques pour nous élever à une
hauteur spirituelel et à une vision bienveillante du monde
et des choses.
C'est très loin de ce que veut l'art décoratif et harmonieux de
Gauguin. L'harmonie n'existe pas dans les théories, si belles soient-elles.
Il critique de la même façon les Impressionnisme mais ne pense jamais
à retourner sa critique sur ce qu'il défend.
Jeudi 13 décembre
G se sent trop supérieur et croit qu'il a toujours raison et
me critique sur ma manière brouillonne et sur ma vitesse. Je lui
ai rétorqué qu'il avait tort aussi de bouillir intérieurement mais
pas sur la toile. Le sentiment de l'artiste doit être en harmonie
avec sa manière de peindre. Tout doit être cohérent pour que le
tableau dise quelque chose et s'adresse à des générations futures
comme mon portrait de Roulin qui doit s'imposer et sortir de la
toile comme une hallucination.
On a trop bu hier soir, je me suis énervé quand il a critiqué Arles
et par sa condescendance qu'on retrouve d'ailleurs dans le portrait
qu'il a fait pour Laval. Je me suis emporté et lui ai jeté un verre
de cognac à la figure.
Je me suis excusé pour mon geste et mon énervement mais il a écrit
à Theo de lui envoyer ses sous, qu'il va partir dès qu'il les recevra,
que nous avons une incompatibilité d'humeur et qu'on ne gagne plus
rien à rester ensemble.
Je lui ai demandé de bien faire ses comptes et de rester. Je lui
ai promis de bien me tenir et de ne plus m'emporter dans les discussions
qu'il ne veut d'ailleurs plus avoir avec moi.
C'est depuis qu'il a reçu cette lettre, que ça va mal ; comme Schuff
l'a comparé aux plus grands, il se croit arrivé.
Je crois qu'il a demandé à Schuf s'il pouvait aller loger chez lui.
La lettre de Theo d'abord puis celle-ci l'ont convaincu qu'il valait
mieux se rapprocher de Paris.
Vendredi 14 décembre
Je suis très culpabilisé et ne sait comment faire pour m'excuser
de ma conduite. J'ai fait un autoportrait avec ma mauvaise tête
de ces jours-ci.
J'ai l'air angoissé et malade, les traits tirés et le regard vague.
L'autoportrait qu'a fait Gauguin montre combien il va mieux, combien
il profite, quoiqu'il en dise, de son séjour ici. Il a l'air bien
portant, suffisant et ironique. Je sais qu'il va partir, mais j'ai
du mal à accepter que notre atelier va sombrer. Il va dire du mal
à Paris, et aucun de mes amis ne voudra me rejoindre.
Samedi 15 décembre
G se calme, il a écrit à Theo que c'était comme un mauvais rêve
et que toutes comptes faits il va rester. Je suis arrivé à le convaincre
que c'était mieux pour lui et que nous allons réussir et bâtir un
ateleier qui restera et dont on parlera pendant des siècles. Que
nos toiles seront au Louvre, que Theo est en train de le vendre
et que ce serait dommage s'il rompait maintenant, ce n'est pas son
intérêt. Il m'a parlé d'aller faire un tour à Montpellier voir le
musée Fabre qu'il a connu dans le temps et dont il voudrait revoir
certaines toiles.
Dimanche 16 décembre
G se calme. Nous travaillons plus tranquillement. Gauguin peint
des arlésiennes qui ressemblent à ma toile du jardin à Etten Il
a repris là où notre dialogue pictural s'était arrêté et moi j'ai
fait la corrida comme sur ses idées et conseil. On retrouve notre
joie de partage de nouveau après cette crise due à mon instabilité
et à ma façon bornée de ne vouloir faire que ce que je veux. Je
m'emporte trop facilement et j'ai décidé de me tenir calme, d'arrêter
de boire et de m'exciter inutilement, de me concentrer sur mon travail.
Nous avons pu avoir de nouveau une discussion calme sur Wagner et
Delacrois où n ous partageons beaucoup d'idées communes.
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