Lundi
22 octobre
Gauguin doit être dans le train. Je m’inquiète
un peu qu’il ne se plaise pas ici. Il aime trop les grands
ciels de Bretagne où il a beaucoup d’amis. J’ai
fait mettre le gaz dans l’atelier. Il y a maintenant une
belle lumière la nuit. On pourra ainsi travailler tard
pour finir nos peintures ou les jours où il pleut.
Boch est dans le Borinage. Malgré tout ce que j’ai
vécu de dur dans ce pays noir et froid, j’aimerais
bien y retourner maintenant que je sais dessiner et y peindre
quelques toiles. Voir aussi mon ami Decruq si lui et sa famille
vont bien.
Mardi
23
Gauguin est arrivé de bonne heure. Il a attendu quelques
heures au café de la Gare avant de venir me réveiller.
Il paraît qu’il n’a pas eu à se présenter.
Ils l’ont reconnu d’après le portrait que j’avais
fait. Et puis ils savaient que je l’attendais. Il est plus
en forme que je croyais d’après ses lettres.
Il n’a pas l’air enthousiaste de ce qu’il a
vu d’Arles, mais il n’a pas encore vu Montmajour et
les beaux paysages d’ici.
Mercredi
24
Theo me reproche toujours de trop dépenser, d’après
lui, je suis « un mauvais financier ». C’est
plus fort que moi, je ne vois pas d’autre issue que de travailler,
travailler. Et pour cela, j’ai toujours plus besoin de peinture.
Il vient de faire une bonne vente : Les « Bretonnes »
à 500 f. Gauguin est très content. Il est tiré
d’affaire pour un moment. Cela va nous permettre de compléter
la maison
Pourquoi arrive-t-il à vendre à ce prix-là
les toiles de Gauguin et pas les miennes. Je n’y peux rien.
Il a l’air de me le reprocher.
On a été faire de grandes promenades dans la ville.
Gauguin voulait y sentir l’atmosphère ; Il a été
impressionné aussi par la beauté des arlésiennes
et de leurs costumes.
Jeudi
25
On a été au bordel avec Gauguin. Il a l’air
très porté sur la chose. Il veut qu’on y retourne
souvent. On a envisagé d’y faire plusieurs toiles
de bordel.
J’ai eu peur un moment d’être malade, mais la
venue de Gauguin m’a distrait. Il est entreprenant et a
foi en lui. D‘ici six mois, on aura fait une bonne provision
de toile bien faites, bien saines qui montreront qu’on travaille
très bien ici. Je me donne tant de mal pour faire une peinture,
qui, même au point de vue de l’argent, est préférable
sur ma toile que dans les tubes.
Le jour viendra où, moi aussi je vendrais.
Vendredi
26
J’apprends des choses très intéressantes sur
le passé de Gauguin. C’est impressionnant tout ce
qu’il a vécu. Il ne s’emballe pas et réfléchit
beaucoup à tout.
Je n’arrive pas à le comprendre. Il a des avis arrêtés
sur tout. Il est sûr de son travail et de sa réussite
? Il m’a dit qu’il attend le bon moment de faire un
immense pas en avant.
Il ne me dit presque rien sur toutes mes dernières peintures.
Il semble les regarder de haut. Je crois que les Tournesols lui
plaisent, et peut-être le Semeur et ma Chambre à
coucher. Il voit assez juste… Ils sont parmi les plus réussis.
Il faut dire que les grands Tournesols vibrent bien avec la chambre
très ensoleillée de Gauguin.
Samedi
27
A la limite, il vaut mieux ne pas vendre tout de suite et tout
garder. Mes toiles cuveront mieux et on pourra en montrer un ensemble
qui étonnera tout le monde. Il faut tenir encore, j’ai
dit à Theo.
Gauguin m’étonne souvent par des réflexions.
Il me fait un peu peur parfois. Mais qu’il est intéressant
comme homme. J’aime quand il raconte ses histoires de marins.
Il veut s’installer en Martinique. Si tout va bien, il compte
mettre assez d’argent de côté pour y aller
d’ici un an.
La maison est de plus en plus confortable. On profite bien du
gaz dans l’atelier.
La toile de bretonnes de Bernard qu’il a amené est
très belle.
J’ai fait un nouveau semeur très vite, dans les champs
sous le vent.
Dimanche
28
Gauguin ne partage pas mon idée d’association de
peintres ou alors dans les Tropiques. J’ai le pressentiment
d’un nouveau monde où les artistes travailleront
ensemble afin de réduire les frais et de se stimuler les
uns les autres : tel est bon en perspective, l’autre en
composition, l’autre sait bien arranger les couleurs…
tout ce savoir pourra se transmettre bien plus rapidement.
Quelle énergie il a. Il ne doute pas et semble sûr
de lui.
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