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Lundi
28 mai
Theo a enfin reçu ma caisse. Il ne me dit rien de mes tableaux.
Je suis toujours inquiet de savoir si ce que je fais lui plait.
J’attendais aussi un peu plus d’éloges sur
les tableaux des vergers en fleurs. J’y ai pris tant de
plaisir… Ils ne sont pas tous bons, certaine études
sont trop dures, d’autres trop molles, mais ils montrent
que je suis sur la bonne voie.
Theo est entouré de Monet, de Gauguin et d’autres
qui sont plus avancés que moi ; il regarde peut-être
ce que je fais avec un œil léger. Il est épuisé
après son travail et n’a pas eu le temps encore de
bien les voir. Il a besoin d'une meilleure hygiène de vie.
Paris est une ville trop difficile pour un fils de la campagne
à la santé fragile.
Il est temps
que j’aille voir la Méditerranée. J’ai
vu passer ces jours-ci des caravanes de gitans qui se rendaient
à leur pèlerinage des Saintes-Maries de la Mer.
C’est un petit village au bord de la mer où les seurs
du Christ auraient débarqué pour évangéliser
la Provence. Il paraît qu’il y a une belle église
romane.
Mais il faut d'abord finir de peindre la maison. J'aide l'ouvrier
du gérant, on avance. Aujourd'hui, j'ai peint mes murs
à la chaux blanche. Les pièces sont maintenant lumineuses
avec ce soleil.
Mardi
29 mai
Je viens
de recevoir une lettre de Gauguin. Il se plaint encore du manque
d'argent. Il trouve que de toutes les contrariétés
humaines, c'est le plus agaçant... Je le comprends.
Je vais lui écrire pour lui proposer de me rejoindre. A
deux, on dépensera moins d'argent et on pourra s'arranger
pour le matériel. Il faut d'abord que j'en parle à
Theo, voir s'il serait d'accord pour doubler ce qu'il m'envoie.
En échange, Gauguin lui donnerait une toile par mois. Ce
serait un bon marché. Comme il aime beaucoup son travail,
ça pourrait se faire.
Je voulais
partir aux Saintes-Maries cette semaine, mais je n'ai plus d'argent.
J'ai dû payer le loyer et quelques toiles. Je suis obligé
d'attendre le prochain envoi de Theo. Je vais arrêter un
peu de peindre et me remettre au dessin.
Hier soir à Montmajour, j’ai vu un soleil couchant
rouge qui envoyait des rayons dans les troncs et feuillages de
pins enracinés dans un amas de rochers.
Je me suis promené encore aujourd’hui dans la Crau.
Mercredi
30 mai
J'ai
envoyé à Theo le brouillon de la lettre pour Gauguin.
J'attends sa réponse. Il y trouvera son compte s'il décide
de venir. Nous pourrions nous faire à manger. Il a été
marin et sait comment cuisiner, ou alors, on pourrait prendre
une femme de ménage qui nous préparererait aussi
les repas. Cela nous ferait des économies.
Cela m'aiderait aussi beaucoup d'avoir un vrai peintre avec qui
me concerter et échanger des techniques, des idées.
La solitude me pèse. Ce pays est si beau, ces champs à
perte de vue m’enthousiasment. Je sens qu'il y aura dans
l’avenir un art beau et si jeune, et même si nous
laissons notre jeunesse à nous, nous ne pouvons qu’y
gagner en sérénité.
J’ai envie de réaliser un album de 10 ou 12 dessins
pour Bernard ou pour Gauguin, en forme de dépliant, un
peu à la manière des Japonais.
Les dernières toiles me redonnent l’espoir de réussir.
Je me sens moins anxieux et je travaille avec beaucoup plus de
calme. . Malheureusement, il n’y a pas de recette miracle
pour faire une bonne toile.
Pourquoi, de temps en temps, y-en-a t-il une qui écrase
les autres ? C’est dans la simplicité des formes
et des couleurs que je dois chercher. Je ne sens plus tant le
besoin de me distraire, je suis moins tiraillé par mes
passions, et je puis travailler avec plus de calme, je pourrais
être seul sans m’embêter. J’en suis sorti
dans mon sentiment encore un peu plus vieux, mais pas plus triste..
Jeudi
31 mai
Je travaille d'arrache-pied sur la toile de la Moisson. J'avais
particulièrement étudié cette vue avec plusieurs
dessins. Mais il y avait trop de choses. Ces champs à perte
de vue sont difficiles à rendre. Je voulais donner cette
impression de profondeur infinie où le regard se perde.
Il faut que je me décide à aller voir la Méditerranée.
Je la sens toute proche et j'ai envie de voir enfin l'effet d'une
mer bleue et d'un ciel bleu. La diligence va jusqu'aux Saines-Maries.
C'est un petit village dont Mistral parle dans "Mireille".
J'en ai lu des extraits dans le journal. Son héroïne
traverse la Camargue à pied pour implorer les Saintes de
la laisser aimer son amoureux. Mais elle meurt d'insolation en
arrivant. Un très beau thème. Mistral a de l'énergie.
Il a constitué un mouvement pour défendre la langue
provençale, sa culture et son pays. J'aimerais bien le
rencontrer. Aimant la Provence autant que lui, je serais content
qu'il la retrouve dans mes toiles..
Vendredi
1er juin
Dans le courrier que je viens de recevoir, Theo semble
d'accord pour la proposition. Je viens d'écrire à
Gauguin ma lettre.
Ce serait bien qu'il se décide à venir me rejoindre...
Mais aura-t-il envie de quitter la Bretagne ou de remettre son
voyage aux îles ?
Il faudrait se méfier quand même que sa venue ne
nous pose pas de problème d’argent en plus.
Je travaille toujours sur ces champs à perte de vue, j’en
ai simplifié le dessin et tenté une première
aquarelle.
Samedi
2 juin
Aujourd’hui j’ai encore redessiné
les grands champs et réalisé une nouvelle aquarelle
d'après les dessins du grand paysage. Je continué
à simplifier le motif qui est très compliqué
au départ, avec beaucoup de détails. Ce paysage
grand comme la mer est plus difficile à faire qu'une marine,
mais il m'exalte beaucoup, j'ai l'impresssion de plonger dans
l'infini de la nature redessinée par l'homme.
Dimanche
3 juin
Madame Ginoux m'a promis de poser pour moi cette semaine. Je voudrais
la faire en arlésienne avec une belle robe.
Mon estomac va mieux. Depuis le mois écoulé; il
a gagné énormément. Je continue à
souffrir encore d’émotions mal motivées mais
involontaires ou d’hébétement certains jours,
mais cela va en se tranquillisant.
J’ai attaqué une grande huile du paysage avec des
champs de blé..
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