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Lundi
4 juin
J'apprends que Theo va encore mal. Il m’inquiète
avec sa santé fragile et surtout ses idées de suicide.
Depuis qu’il a appris que ses patrons voulaient l’envoyer
en Amérique, il semble aller plus mal. Je lui ai écrit
que vivre pour les autres est une erreur et que le suicide est
loin d'être une solution : dans ce cas, on fait des
meurtriers de ses amis.
Je lui ai dit de ne pas s’éreinter maintenant, ni
pour moi, ni pour les autres et de consulter le docteur Gruby
avant d’accepter une telle proposition.
Ses patrons feraient mieux de lui donner un an de congé
pour refaire sa santé. Il ne perdrait pas son temps et
dévouerait cette année à aller voir chez
eux tous les impressionnistes et amateurs de peinture impressionniste.
Je suis sûr qu’il en sortirait quelque chose de positif.
Il prendrait sa vraie place de propagateur des idées impressionnistes
et de marchand-apôtre. Enfin, il aurait la position qu’il
mérite à Paris.
Mardi
5 juin
Je comptais aller aux Saintes-Maries cette semaine, mais
comme j'ai dû payer le loyer et les toiles, je manque encore
d'argent. Et, de plus, je voulais finir la grande toile de la
Moisson qui a bien avancé. J'attendrai la semaine prochaine,
je partirai dès que j'aurais reçu l'argent de Theo...
Mercredi
6 juin
J’ai travaillé dans la même ferme
qu’hier. Les paysans m’ont bien accueilli. Ils étaient
curieux et venaient me voir souvent. Je crois que ça leur
plaisait de voir leur ferme dans un tableau. Ils appréciaient
bien mes meules.
J’ai fait deux autres dessins et j’ai attaqué
la peinture..
Jeudi
7 juin
J’ai écrit à Gauguin que la vente à
Russell n’avait pas marché, mais qu’il ne désespère
pas, ce sera pour une autre fois. Russell a déjà
acheté à Guillaumin et à Bernard. Il y viendra
de lui-même.
Je lui dit que même si la vie est plus chère qu’à
Pont-Aven, on aurait plus de chance de vendre ici.
Vendredi
8 juin
La nature est si belle ces jours-ci. Il y a tellement
de beaux motifs à prendre.
Je travaille avec plaisir et je n’ai plus de douleurs à
l’estomac depuis quelque temps. J'ai dit à Gauguin
qu'ici, il retrouverait une nourriture saine et il se referait
une bonne santé. J’ai attaqué un nouveau motif,
une ferme et des meules..
Samedi
9 juin
J’ai envoyé les trois dessins de meules
dans une cour de ferme à Theo. Cette semaine a été
très bonne. La toile de 30 de la Moisson, même si
elle n’est pas faite du tout, tue tout le reste, peut-être
à l’exception de la nature morte à la cafetière
travaillée avec patience.
Il faudrait que j’arrive à la fermeté de couleur
de cette toile. Mc Knight et un de ses amis me disaient que c’était
la meilleure que j’avais faite. J’ai envoyé
à Theo mes trois derniers dessins de meules et j'ai fini
le tableau de la cour de ferme.
J'ai reçu l'argent et demain je pars pour les Sainte-Maries,
voir la méditerranée enfin..
Dimanche
10 juin
Je suis arrivé aux Saintes en fin d'après-midi.
Le voyage était long. Presque cinq heures de diligence.
En chemin, j'ai pu apprécier les longues étendues
planes couvertes de salicornes, des landes des vignes, des terrains
plats comme la Hollande. J’ai vu aussi quelques manades
de petits chevaux bien blancs et bien beaux. Les quelques villages
ou hameaux qui servent d'étape ont des jolis noms :
Albaron, Paty...
En route, j'avais discuté avec mes compagnons de voyage
qui m'ont dit qu'il y en avait deux pensions au village. Une grande
à l'intérieur près de l'église et
face à la mairie, et une autre, à l’entrée
de la ville, place Mireille.
De très
loin, j'ai pu observer l'église, seule bâtisse qui
émerge sur cette immensité plate. Les cahots de
la diligence m'ont épuisé. J'avais hâte de
voir la Méditerranée.
J'étais passablement chargé : mon cadre perspectif,
mon chevalet, ma boîte à couleurs, mes pinceaux,
et quelques vêtements. Je voulais vite poser mes affaires
pour voir enfin la mer.
Arrivé au village, j'ai été directement à
l'auberge qu'on m'avait indiqué. Je me suis mis d'accord
avec le propriétaire de la pension. je payerai 4 f par
jour.
Ils ont commencé par m'en demander 6.
Je me suis installé dans la petite chambre qui donne sur
la place Mireille.
J'ai courru voir la Méditerranée que je ne connaissais
qu'à travers des peintures...
Je m'attendais à voir une mer bien bleue, mais la Méditerranée
a une couleur changeante, pleine de reflets, jaunes, gris, violets,
verts.
La plage est très sablonneuse avec de hautes dunes. Sur
le sable, il y avait des petits bateaux verts, rouges bleus tellement
jolis comme forme et comme couleur qu'on dirait des fleurs.
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