Alain Amiel



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Ma marocanité
Going Back to Rabat
Ma maison natale
Librairie du Chellah
Vieux cimetière juif de Rabat
Patronyme Amiel
Histoire des Juifs
Histoire des Juifs du Maroc
Les "Signes" des Juifs
Juifs d'Amazonie - Iquitos
Bible - Exégèses
32 rue du Capitaine Petijean
Suzanne Benzaquen
Mon grand-père en Amazonie
Interview sur Rafio Judaica Lyon par Catherine Elmalek
Interview par le CCME
(Conseil de la Communauté marocaine à l'étranger)

 


Suzanne Benzaquen, née Amiel, a eu la gentillesse d'évoquer son enfance à Rabat.

Je suis née au Mellah de Rabat (1) en octobre 1925, impasse Benatar dans la maison de ma grand mère Imma Issa, sœur de Zamila Attias,


Impsse Benattar

C'était une grande maison à patio, avec des chambres tout autour. Une pièce faisait office de cuisine, équipée du seul robinet de la maison. La maison était toute blanche, peinte à la chaux comme une grande partie du Mellah. Tous les vendredis, après le ménage du shabbat, les femmes avaient l'habitude de peindre aussi leur bout de rue. Tout était très propre et sain (la chaux est un excellent antiseptique), le blanc étincelait au soleil. Les petites ruelles alentour étaient notre terrain de jeux favori avec les terrasses qui communiquaient entre elles. On jouait à sauter de maison en maison.


Porte de la maison


Rue du Mellah

Une population d'environ 8000 âmes habitait le Mellah. Les rues qui se coupaient à angle droit avaient les noms de rabbins ou de familles de notables. Elles étaient remplies de petites échoppes de commerces de bouche : boulangers, volaillers, poissonniers, vendeurs de légumes, mais aussi de tissus, ou d'artisans qui travaillaient et vendaient leur production : bijoutiers, brodeurs, droguistes, etc. Dans cet espace relativement réduit, il existait une quinzaine de synagogues.


Mellah

Dans ces rues aux odeurs de pain chaud, de menthe, d'épices, d'orangers en fleurs, on entendait le chant des enfants des écoles religieuses et, pendant les fêtes, les pyoutimes (poèmes chantés) des fidèles. Résonnaient aussi les cris des vendeurs de fruits et légumes, celui du vitrier ou de l'aiguiseur de couteaux. Certaines rues étaient spécialisées dans le commerce d'épices, de meubles, de voilages, de coussins et tentures, de droguistes.
Le Mellah n'était peuplé que de Juifs. Le vendredi soir, tous les magasins étaient fermés, le samedi était silencieux et recueilli, et le soir, tout le monde sortait pour de grandes promenades dans la rue principale qui allait de la porte du Chellah au fond du Mellah.
Il y avait beaucoup de pauvres, mais une grande solidarité régnait, une entraide importante. Un Comité Israélite dont mon père a été longtemps le Président s'occupait des pauvres, de la soupe populaire. Tous les vendredis, dans les familles, on faisait des grands pains et des dafinas pour les pauvres, et le crieur venait les récolter pour les distribuer.


Entrée de la synagogue


Intérieur de la synagogue

Mon Grand-père, un grand rabbin, est mort du typhus à 35 ans, quelques mois avant ma naissance. Cette maladie faisait alors des ravages, il avait soigné ses enfants avant d'en être atteint lui-même.


ma mère

Maman avait dû s'occuper de sa mère et des enfants plus jeunes. C'était une femme très cultivée, elle avait fait des études hébraïques, connaissait bien la Bible et adorait lire.


Mes parents et moi


Portrait de mon père


Mon père était grossiste en tissu, il travaillait avec Unilever, une entreprise importante, ainsi qu'avec plusieurs autres importateurs à Casablanca, Londres, Lyon (soies) et même du Japon. Sur le comptoir de son magasin de la rue des Consuls (la rue principale qui menait aux Oudaïas - première implantation de Rabat), étaient étalées les dizaines de pièces de tissus qu'il vendait à des petits détaillants qui achetaient tout à crédit.

Je me souviens d'une histoire arrivée à un de ses clients qui avait mis l'argent qu'il lui devait dans un mouchoir et l'avait perdu en cours de route. Par miracle, mon père l'avait retrouvé dans la rue, et quand son client est venu pour s'excuser d'avoir perdu l'argent, mon père a sorti son mouchoir : "c'est cela que tu as perdu ?"

Quand mon oncle, le frère aîné de mon père, lui a présenté ma mère, une fille d'une bonne famille religieuse qui vivait alors à Salé chez son grand-père, il l'a aussitôt demandé en mariage.
Ma mère m'a raconté qu'elle était arrivée cheveux mouillés, en tenue de travail (elle était en train de laver des tapis), ne s'attendant pas à rencontrer l'homme de sa vie.
Comme elle n'avait que quatorze ans, ils ont attendu deux ans avant de se marier. Il avait alors une vingtaine d'année (né en 1901) et venait la voir toujours en présence des parents ou avec un chaperon.
Pendant leurs chastes fiançailles, mon père a fait construire un étage dans la maison familiale pour s'y installer avec sa femme. En bas, habitait mon oncle et ses enfants.
J'ai vécu là jusqu'à l'âge de huit ans.

La religion, les fêtes religieuses rythmaient la vie du Mellah. L'ambiance était plutôt joyeuse. Tous les samedis, c'était la fête dans la maison, on y recevait la famille. Zamila Attias et ses enfants venaient souvent chez ma grand mère et Yolande, Marcelle, Renée étaient mes amies.


Rue Maison Botbol

Je me souviens qu'elles habitaient dans une belle maison avec une peau de renard à l'entrée et une jolie décoration. Leur père était un courtier important, un homme imposant, et sa femme Zamila était une femme très forte et plein d'humour.
Pour la Souccoth, on couvrait tout le rez-de-chaussée avec des ficelles recouvertes de myrte, ça sentait bon. On y installait de grandes tables. André faisait des cabrioles, Albert chantait Tino Rossi, George, le plus jeune, dansait. Je me souviens que Albert, à la déclaration de guerre en 40, avait fait de la prison car il avait dit aux soldats pétainistes qui partaient : "je m'occupe de vos femmes" !
Mon père avait une voiture, une belle anglaise avec laquelle on se promenait. On allait tous les dimanches à la plage de Témara.

Les Marocains n'avaient pas droit à l'école française, mais grâce à ma tante Freha dont le mari avait vécu en Argentine (il avait obtenu la nationalité de ce pays), on a pu s'y inscrire. Ma tante s'était faite belle avec son joli châle pour aller voir la directrice Mme Valette. Elle a affirmé que son mari était né la-bas et nous avons été inscrites à l'école du Chellah où j'ai été jusqu'en 3ème.

L'Alliance Israélite Universelle (2) avait créé au Mellah des écoles pour éduquer les enfants juifs : une garderie, une école maternelle, un école primaires, et deux collèges, un pour les  filles et un pour les garçons (30 par classe). Les instituteurs venaient surtout de l'étranger, notamment de Turquie, mais il y avait aussi quelques juifs marocains.
Après école du Chellah, j'ai été à l'école de l'Alliance jusqu'au certificat d'études primaires.
J'ai le souvenir d'une épidémie de gale à l'école où la directrice, Mme Cohen (une femme énergique à qui on prêtait plusieurs amants) avait dit à mon père que c'était parce qu'on était sales. Mon père, vexé, lui avait donné une gifle.
Pour se racheter, il lui a ensuite offert une grande boîte remplie de Chiclets, son chewing gum favori qu'elle mâchait constamment. Il y en avait tellement qu'elle nous en avait distribué.

Quand j'ai eu 7 ans, mon père ayant un jour vomi du sang et craignant la tuberculose, a voulu habiter en montagne, à Meknès, pour bénéficier du bon air.
Nous avons alors habité dans le nouveau Mellah de Meknès ou les Juifs riches avaient construit des maisons, des villas. Comme l'école était dans la ville nouvelle, assez loin de chez nous, notre bonne me prenait sur les épaules pour aller à l'école.
Nous avons vécu là jusqu'au jour où un médecin français, un grand rouquin, a ausculté mon père et il lui a déclaré que jamais il n'avait eu de tuberculose. Il lui a donné du magnésie bismuré (qu'il a continué à prendre  toute sa vie).
Rassuré, il a décidé de revenir à Rabat où il a fait construire une maison au dessus d'une autre. Le Mellah étant saturé, il aurait pu choisir d'habiter au dehors, mais il voulait y rester pour être près de sa synagogue.
Je me rappelle du mariage de Renée et Elie Amiel qui a eu lieu dans l'immeuble Benzaquen. Nous avions de belles robes, il y avait beaucoup de monde.
Après le mariage, tout le monde est parti pour Casablanca où Élie avait ses affaires.


Rue

J'avais 8-9 ans au moment de l'enterrement du Maréchal Lyautey (1934) qui a joué un grand rôle au Maroc. Ministre pendant la Première Guerre mondiale, puis Maréchal de France, académicien, Il a été le premier Résident Général du protectorat français au Maroc. Cet événement a eu beaucoup de retentissement. (3)

J'ai rencontré Henri, celui qui allait devenir mon mari, alors que j'avais quinze ans. Il se tenait à la porte du magasin de son père et me regardait passer avec les copines, mais comme j'étais la fille du Président de la Communauté, il n'osait pas me parler. Son père était un gros importateur de thés qui, en 1929, avait subi la crise. Ses détaillants n'ont plus voulu le payer et les lois Poincaré l'ont ruiné. Il était dans une situation difficile et, quand son fils aîné a eu la tuberculose, il a dû partir pour Meknès. La tuberculose à l'époque faisait des ravages, le BCG est arrivé bien après. Henri a alors repris la grande affaire d'importation de son père.

Quand j'étais en troisième, celui qui allait devenir mon mari s'est déclaré (près de la petite porte du Mellah). Il m'a dit qu'il voulait m'épouser, mais quand je lui répondu que j'étais trop jeune, il m'a dit qu'on "cueillait les roses avant les épines", une phrase qui m'a marquée.
Il a fait sa demande en mariage à mon père et nous nous sommes fiancés, mais cela n'a pas duré car quelqu'un a rapporté à mon père que Henri était tuberculeux. Effrayé, mon père a rompu nos fiançailles. Heureusement, quelque temps plus tard, un ami de mon grand-père, Jacob Cohen, a assuré à mon père que Henri n'avait jamais eu la tuberculose.

À cette époque là, mon père a été très malade - une angine presque mortelle qui l'empêchait de respirer. C'était pendant la guerre, il n'y avait pas de médecins juifs, mais grâce au Comité, un médecin, le Dr Pagès, un bel homme en culotte de cheval, est venu un samedi soir pour l'examiner.  Il a percé son abcès et´mon père s'est rapidement senti mieux. Quand il voulu le payer, le docteur a refusé. Mon père a insisté : "si ce n'est pour vous, donnez-les à vos pauvres".
Dès qu'il a été guéri, nous avons fêté mes fiançailles. Avant le mariage, on ne s'était parlé que très peu avec mon mari.

J'avais un oncle colon (on appelait comme ça ceux qui vivaient à la campagne). Il faisait de l'élevage de moutons, vivait à cheval et habitait de grandes tentes. Il avait aussi des ruches et tous les jeudis (il était du samedi soir au jeudi à la campagne), il revenait avec des jarres de miel, du beurre et des poulets qu'il apportait pour la famille.


Petite Porte du Mellah

Pendant la guerre, les Pétainistes avaient pris le pouvoir et décidé de fermer le Mellah. Il y avait des gendarmes à l'entrée et il fallait un laisser-passer pour en sortir. Ils avaient établi une liste des notables juifs qu'il comptaient emprisonner.
Mon père, alors Président du Comité Israélite et les notables se sont alors rendus chez le roi qui leur a déclaré qu'il ne faisait pas de différences entre ses sujets et qu'il n'était pas question de déportation ou de statut particulier. Il aurait déclaré que si on obligeait les Juifs à mettre l'étoile jaune, il faudrait en prévoir pour lui et sa famille...
Heureusement, malgré le Protectorat, il gardait certains pouvoirs.
Quelques Juifs ont été mis en prison, mais mon père a prévenu le pacha qui les a fait relâcher. Les pétainistes, ne voulant pas se mettre à dos les musulmans, n'ont rien pu faire.
Nous écoutions radio Londres en cachette, mon père voulait que je traduise, mais n'ayant fait que peu d'anglais, je n'en étais pas vraiment capable.
Quand nous avons été libérés, je me rappelle qu'un jeune américain venaient passer le shabbat à la maison. On habitait alors rue Capitaine Petitjean, une maison avec un grand balcon, près de l'usine de bois que mon père avait achetée.
Cette usine a été la proie d'un grand feu qui a duré toute une nuit. Notre maison qui était à côté n'a pas brûlée, mais était toute noire de suie.

A partir de 1948, sous l'influence des agents sionistes, beaucoup de Juifs, les plus pauvres, sont partis en Israël. On leur a promis des logements, des écoles, des formations. Un exode massif de dizaines de milliers de Juifs marocains a eu lieu. D'abord clandestin, puis en accord avec les autorités françaises qui créent une structure chargée de l'émigration (4).
La communauté juive du Maroc qui comptait près de 300 000 membres a été réduite en une trentaine d'années à quelques centaines de familles. Une riche culture qui s'est progressivement dissoute dans les pays d'adoption.

Avec mon mari, nous avions un magasin place Pietri, un stock américain où nous vendions des jeans, de chemises, des blousons, des pantalons, etc.
Comme les recettes étaient maigres, j'ai eu l'idée de mettre des marchandises dehors, ce qui a amélioré sérieusement notre chiffre d'affaires. Notre clientèle était française, des colons, des Juifs, des amis arabes, les grandes familles de Rabat : Balafrej, Guedira, etc.
J'aidais au magasin, je m'occupais de la maison, de mes enfants et, comme j'aimais lire, je me suis cultivée toute seule. Grâce à la bibliothèque de la Mission en bas de chez moi, j'ai lu tous les classiques, j'écoutais de la musique... Une jeunesse bien remplie et où, somme toute j'ai été heureuse.


Maison Aaron


Photos © Sylvia Amar

 
Notes
1. Le Mellah de Rabat
C'est sous le règne du sultan Moulay Slimane que le Mellah de Rabat (mellah = sel, salaisons) a été bâti en 1808 au-dessus des falaises dominant le Bou Regreg.
Les Juifs qui sont implantés au Maroc depuis au moins le deuxième siècle, ont été contraints d'habiter ce quartier entouré de hauts murs. Néanmoins, certaines familles, parmi les plus riches, avaient l'autorisation d'habiter en dehors.
2. On ne louera jamais assez le rôle de l'AIU (Alliance Israélite Universelle). Fondée en 1860 en France, suite aux attaques antisémites frappant les communautés, et pour aider au développement culturel, l’AIU a établi de nombreuses écoles françaises au nord du Maroc.
Voulue comme une synthèse des principes du judaïsme et des idéaux de 1789, elle a poursuivi et poursuit toujours deux buts principaux : défendre les juifs qui continuent à être persécutés dans plusieurs parties du monde et créer des écoles pour éduquer et faire des juifs des citoyens modernes et éclairés. Elle se développe très rapidement dans le monde arabo-musulman en créant sa première école à Tétouan en 1862.
Grâce à son action, plus de 35 % des enfants d'âge scolaire dans la population juive en 1911 sont inscrits dans les écoles de l'Alliance. En 1914, 15 pays et 90 localités reçoivent 184 écoles de l'Alliance et forment près de 50 000 élèves dont un tiers de filles.
Ces écoles ont un rôle fondamental pour le développement culturel et scientifique de la jeunesse juive. Elle vont aider les nouvelles générations à sortir de la misère économique et culturelle devenir des citoyens modernes, émancipés, de culture et de langue française. Dans certaines villes, elles permettront à la quasi totalité des habitants de sortir de l'analphabétisme et de se former à de nouveaux métiers.
L'AIU œuvre aussi à améliorer les relations entre les Juifs et les peuples au sein desquels ils vivent. Elles prônent l'intégration des Juifs dans leur pays respectif et s'opposeront (jusqu'en 1945) aux réseaux sionistes qui en appellent à l'identité juive au retour en terre sainte.
3. Lyautey
On lui doit de nombreux travaux, dans l'urbanisme, l'agriculture, la forêt. Attaché à la culture locale, il a édicté des lois visant notamment à protéger les centres anciens des grandes villes (les villes coloniales seront construites à la périphérie des médinas) ou à établir des règles strictes laissant aux Marocains des espaces de liberté (interdiction pour les non-musulmans de pénétrer dans les mosquées).
4. L'exode
Après le retour de Mohamed V et la proclamation de l'indépendance du Maroc, le roi désirant que les juifs restent dans leur pays, les mouvements pro-sionistes sont dissous et des postes importants seront offerts aux membres de la communauté.
Mais la politique d'arabisation, les attaques antisémites de mouvements politiques et l'interdiction d'avoir des relations avec Israël, entraînent une inquiétude et un désir de partir, dans la communauté, surtout chez le classes les plus pauvres, plus sensibles aux promesses de situations meilleures - ce qui n'a pas été toujours le cas.
Les Juifs d'origine marocaine représentent aujourd'hui plus d'un million de personnes dans le monde.