Mouvements de société en rapport
avec l'évolution du nom du père
Il a fallu des années à Lacan pour logifier le régime œdipien de gestion du sens.
Le complexe d'Œdipe freudien (celui de "Totem et Tabou") fait du père de la horde primitive celui qui jouirait de toutes les femmes, les fils exclus devant tuer le père pour récupérer les femmes. Ce que Freud prenait pour réel était en fait un caractère mythique.
Lacan traînera longtemps les mythes de la horde et de l'Œdipe avant d'en extraire la logique : dans un ensemble, tous les sujets sont pareils, soumis, assujettis à la castration, sauf l'exception. Il y a au moins un qui n'est pas soumis.
Tous les groupes sont constitués de cette façon (sauf l'école lacanienne), le paradigme suprême étant l'église catholique.
A côté de cette logification du régime œdipien, Lacan décrit le régime féminin de la jouissance comme celui du pas tout, pas au sens où il manquerait quelque chose, mais à celui où chaque élément serait une exception non totalisante. Un régime de la série qui s'impose actuellement à nos sociétés.
Le changement a commencé au dix-huitième siècle, au moment où tous les semblants paternels traditionnels comme la religion, le roi, sont attaqués (on se rend compte qu'on peut s'en passer, puisque ce ne sont que des semblants).
La société patriarcale semble avoir repris les choses en main par la suite, mais ce n'est qu'en apparence. Le but de Freud, comme celui du Christ était de sauver le père.
Le succès d'Internet correspond à cette dissolution du régime œdipien. Avec son avènement, le fonctionnement en réseau n'est plus hiérarchisé par les journaux. Peu structurée, peu mise en forme, peu vérifiée par les professionnels, l'information se disperse.
La hiérarchie étant sensée gérer le sens, on assiste à un changement de paradigme.
Il n'y a plus de significations partagées en commun. On ne peut plus mobiliser autour d'un idéal. Les travailleurs ne se reconnaissent pas dans un assujettissement hiérarchique, les nouveaux statuts des auto-entrepreneurs ou les start-up manifestent cette dispersion. Les syndicats s'affaiblissent, éclatent. On assiste à la montée des solitudes, des exclusions, aux réaction d'une grande partie des musulmans à la féminisation de la société. Comm l'Europe au XIXe siècle, ils subissent les circonstances de cette évolution.
Quelque chose, comme un trou dans le sens a surgi (si on remet en cause de Mahomet, où va t-on ?). Avec l'élection des frères musulmans, le religieux a surgi dans le politique, et la loi religieuse, la Charia gouverne. Elle n'est pas une loi civile. L'Islam est secoué et va l'être encore plus.
L'affaiblissement du Nom du Père a comme conséquence dans les sociétés modernes une nouvelle orientation, un régime féminin de la jouissance, celui où chacun se prenant pour une exception, remet en cause tout ce qui est de l'ordre du père. On va vers un émiettement, la solitude va gagner car le régime féminin, c'est la solitude. Rien n'est pareil à soi.
Quelque chose comme un trou dans le sens, une émergence du réel, apparaît et se déploie de la même façon que les psychotiques hommes s'identifient imaginairement à une femme ("pousse à la femme" lacanien).
Le réel, on s'en défend moins, il y a des divergence plus fréquentes, le sens est chamboulé. L'idéal se dissout aussi. Il n'y a plus de gauche, ni de droite. On assiste au triomphe de la jouissance, au règne de l'objet qui confronte le sujet à une insatisfaction, à une auto-limitation de sa jouissance qui contient sa propre limite. Or il y a toujours une positivation de la jouissance, elle est impossible à négativer si ce n'est par elle même. Plus on jouit, moins c'est ça.
Lacan avait anticipé sur l'évolution de ces concepts d'Œdipe, de Nom du Père, de phallus. L'Œdipe était un prêt à porter, un prêt à penser, qui dispensait d'assumer la responsabilité d'une attitude singulière ("L'Œdipe ne tiendra plus longtemps l'affiche dans une société qui perd de plus en plus le sens de la tragédie". Lacan,1958). On ne veut plus de tragédie. Les grandes tragédies françaises sont oubliées, c'est le comique qui tient maintenant l'affiche.
Le Nom du père, un semblant qui avait une efficience, devient pluriel, entraînant la dissolution du principe hiérarchique. Désormais, plus d'agent responsable de la perte ou de l'amputation de la jouissance, plus de normes, plus d'école unitaire qui forge un citoyen. L'École, le tous pareil, marche de moins en moins. L'Éducation est éclatée en petites structures avec chaque élève devant son ordinateur. Il n'y a pas non plus, de corps impliqué. Les plaisirs sont solitaires, on assiste à une "Corpsification" où le signifiant a envahi le corps.
Par rapport à un réel qui provoque de l'angoisse, les religions tamponnaient le sens, elles fonctionnaient comme une machine à interpréter (Dieu a besoin des hommes comme le signifiant a besoin du corps). L'idéal de la jouissance qui impliquait la castration mu par un idéal, passait par la nécessité du sacrifice. Le régime de la jouissance actuel, c'est celui du court circuit, sans plus aucun détour et nous impose une responsabilité accrue du fait de la solitude. Un monde différent se profile où la solitude nécessite d'inventer sa singularité.
Jean-François Degrave
Texte établi par Alain Amiel suite à une interview