Bruno Mendonça : soudeur des
métalangages
Alain Amiel
Ne pas connaître une langue
est fascinant; écouter sa polyphonie sans en comprendre le
sens nous ouvre un imaginaire infini, seulement limité par
nos propres projections.
Avant d’appréhender
progressivement les mots, la syntaxe, la conjugaison, avant d’entrer
dans son système logique, perdure un espace d’ouverture,
de création… C’est ce moment d’entrechoquement
et entrecroisement de cultures, de techniques, des savoirs, que Bruno
Mendonça a choisi de nous entretenir.
A travers une multitude d’activités
: peinture, sculpture,
éditions, installations, dessins, livres d’artistes,
livres-objets, et bien sûr, écriture, il œuvre à un
regard différent sur les «objets» des autres;
ainsi, jeux, outils, armes, instruments de musique sont revisités.
Par-delà le langage, ces objets manufacturés
venant de civilisations différentes sont à déchiffrer
autrement. Un travail de Sisyphe, tant chaque noyau humain crée
des signes propres à lui, distincts,
uniques, ou à variations infinies.
Il nous propose d’accroître
les connexions, réapprendre les
énigmes, trouver des passerelles, mettre en œuvre une
dynamique de décodage de la langue par de multiples voies
pour donner vie à de nouveaux objets offrant une autre évocation
du monde que celui d’un ethnologue, d’un linguiste (sa
formation à Science Po lui a donné une méthode
proche d’un sociologue).
L’art est pour lui une recherche
de spiritualité à travers une multitude d’actions,
une relecture du monde avec sa sensibilité, un travail intime
qui engage une réflexion globale.
Agnostique, il s’intéresse à toutes
les religions : la fascination pour la lettre, le chiffre, l’écrit
dans le judaïsme; la communication avec l’autre, le respect
de la personne dans la religion catholique; le travail de la durée
et de l’hésitation dans le bouddhisme qui dévoile
une vision différente face au cosmos, à l’énergie.
A travers des formes de logique
poussées à l’extrême est mis en place un
métalangage à décrypter par le lecteur. Une
recherche-interrogation qui passe par le développement de
relations entre art et science, littérature, arts plastiques…
Toutes ses activités ont
démarré en même temps dans les années
1973-1979. Une palette très large dès le début
qui s’est encore accrue par la suite. Très jeune, il
est initié à de très
nombreuses techniques : apprend à
souder à cinq ans (poste
de radio monté à six ans),
électronique, informatique, apprentissage de la photo, formé à la
mécanique (avec des outils à sa taille). Il fait du
théâtre en anglais et en français. Son hyperactivité s’étend
aussi aux sports : hockey sur gazon, natation, ski…
Ses voyages dans 40 pays, dans différents
continents lui ont permis de décrypter différents signes
et d’ouvrir des pistes où sciences humaines et disciplines
techniques comme la sismographie, la linguistique… se confondent
et se mélangent.
Même s’il n’identifie
pas toujours son besoin de produire, l’envie de faire des expériences
différentes, inédites ne s’émousse pas
avec le temps.
Nouvelles formes, nouveaux supports
Comme dans le Yi King : tout se
transforme, rien n’est périssable. Bruno Mendonça
pratique le recyclage permanent d’objets manufacturés
ou de matières premières :
- par l’habillage d’éléments
naturels par des objets ou des matières venues d’ailleurs
(enlève l’écorce, la remplace par d’autre
matériaux : plomb, cuir,…)
- par la mise en boîte d’objets
façon inventaire, classement proche de celui des botanistes.
- par l’utilisation de matériaux
stockés ou classés dans des armoires comme les radiographies.
Il redonne vie à des produits manufacturés jetables,
tels les filtres à café qu’il transforme en une
variété de peaux artificielles.
Les boomerangs, instruments de musique,
sarbacanes, bâtons de jet, sont relus, revus autrement :
ainsi le boomerang calligraphié de
palindromes qui condense l’aller-retour de la langue et de
l’objet ou ses sarbacanes habillées de micro textes.
A l’aide de matériaux
venus d’univers différents; pierres, céramiques,
toile, tissus, création d’architectures neuronales infinies.
Il conçoit aussi des instruments de
musique (dont un à
triple manche qui offre la possibilité de passer de l’un à l’autre
offrant des consonances différentes à sonorités
aléatoires (concerts-performance et expositions au conservatoire).
Un travail ouvert à une dynamique
collective avec des
étudiants des Beaux Arts…
Travail sur le livre
A partir de l’âge de
trois ans, Bruno manipule les livres comme des cubes ou pièces
de joueur avant la découverte de ce qu’il y avait dedans.
De là est né la brique-livre
qui lui sert à construire des murs, des igloos, à constituer
des bibliothèques
éphémères… Des propositions lui font
parcourir le monde…
- En Islande, dans un glacier, des
livres (de littérature scandinave) sont roulés et glissés
dans des carottages creusés tous les trois mètres.
Munis d’émetteurs de musique mémorisant les ondes
réactifs à la fonte, une partition se créé ainsi
dont les données sont récupérées par
des capteurs. Mise sur informatique, cette partition peut être
ainsi rejouée ou modifiée.
- A Santa Barbara, des livres (de
littérature poétique) sont placés (par des pelleteuses)
dans des immenses failles à ciel ouvert.
- Dans un volcan éteint de
l’Ile de la Réunion sont installées des ellipses
de livres tenus par un système de câbles avec armatures
souples. Un goutte à goutte de colorant est programmé pour
colorer (selon les couleurs des ethnies) ces assemblages de livres.
- En Chine, 400 tables de ping-pong
entourent une bibliothèque mangeable par des fourmis (une
pâte à papier digeste réalisée en laboratoire).
Sur l’écran géant constitué par les tables
de ping-pong est projeté le «repas des fourmis».
Observateur critique de notre monde
accéléré et déséquilibré,
Bruno Mendonça nous interroge avec constats poétiques,
ses propositions, ses déconstructions/reconstructions sur
notre avenir immédiat et si possible, plus lointain.
****
Entretien avec Pierre Padovani
Pierre Padovani : Pour parler
du rapport que vous entretenez avec la poésie, avec la performance,
mais aussi avec la sculpture, j’aimerais que nous puissions
revenir juste un instant sur les techniques que vous employez depuis
le début dans vos sculptures ou dans vos livres.
C’est à la fois un
mélange de techniques, de beaux arts : le pastel, le
crayon et en même temps des matières qui peuvent être
organiques, récupérées
et travaillées. Des objets triviaux : le filtre à café,
voire des éléments qui peuvent être teints. J’aimerai
savoir comment vous fonctionnez par ces techniques aussi diverses
que variées.
Bruno Mendonça : Là,
il y en a pour un long moment puisqu’au début les tous
premiers livres que j’ai faits, c’était grâce à une
machine pour poncer avec un grain très fin. J’enlevais
certains fragments de texte avec des bandes qui protégeaient
la surface et que j’enlevais dans un deuxième temps.
P.P : Ce qui faisait que l’écriture était
presque du braille.
B.M : Oui mais le braille viendra
après. Ce qui est important de signaler c’est que je
me suis très vite intéressé aux matières
permettant d’utiliser
des pigments naturels. J’ai associé des pierres à des
légumes, des fruits à des produits chimiques
comme l’alcool polyvinylique,
qui est un produit de restauration. Je fais des estompages avec différents
buvards et j’enlève le surplus de peinture avec la paume
de la main, ainsi le corps participe à
l’élaboration de l’œuvre.
A partir de là, j’ai
utilisé des éditions du commerce qui dataient du 19 ème
siècle : la collection Le Bambou. (J’ai du en passer
une dizaine) et progressivement j’en suis arrivé aux «livres
interdits», c’est-à-dire verrouillés.
Ces techniques m’ont conduit à aller
petit à petit vers la maîtrise du métal ainsi
que du «dox fer» (résine de synthèse qui
permet de recouvrir une surface bosselée). Et que j’utilisais
autour de livres ou de dessins qui, après, étaient
repeints avec des laques. C’était dans les années
75/77 et 80, et je l’utilise encore.
Progressivement les premières
gravures que j’ai faites, au tout début des années
80, c’est sur du zinc et sur du cuivre et après sur
du marbre pour pouvoir obtenir des mélanges de plusieurs éléments
afin d’avoir le veinage de la gravure sur ardoise, le côté lisse
du zinc et le côté du cuivre travaillé au
burin.
P.P : Et comment avez-vous appris
toutes ces techniques ? Est-ce par vous-même ou avec des
artisans ?
B.M : Non j’ai un savoir livresque.
Je me suis plongé dans de vieux manuels, des gravures. J’ai
appris à faire des décoctions qui m’ont
permis de réutiliser de vielles recettes des 19 ème,
18 ème, et 17 ème siècles.
P.P : Quand vous parlez de livres,
ce ne sont en aucun cas des multiples ?
B.M : Si, c’est arrivé que
je fasse des éditions de gravures en multiple. Mais
des objets-livres uniques «la série des livres
interdits» où le filtre à café est l’élément
peau au sens ou je le teinte naturellement, je l’enrobe de
vernis, de résine permettant d’assurer la solidité.
Je le creuse, je l’évide, j’enlève le texte
sur à peu près 3 cm d’épaisseur, je forme
différentes structures, je
fais des fenêtres de l’autre côté
et je recouvre le tout, par exemple avec du vélin d’Arches.
Je reproduis d’autres micro-alphabets
en noir et blanc, à
l’acrylique ou à l’aquarelle.
P.P. : En aucun cas vous
n’utilisez de presses, presses lithographique par exemple ?
B.M. : Si, si, j’ai plusieurs
presses que j’ai utilisées dans les années 79 à 90.
Quand je suis monté à Paris, j’ai travaillé
sur différents matériaux, comme le dox fer. Je travaillais
sur des planches de bois, je récupérais avec des éléments
métalliques pour faire des
déviations et obtenir un lissé
parfait.
L’inclusion du métal à l’intérieur
du dox fer faisait qu’il y avait des zones très délimitées
que je pouvais reprendre très facilement par un rehaut de
couleur.
P.P. : Puis-je vous demander
d’où viennent vos livres ? Est-ce que ce sont des
livres en tant qu’objet ou des livres qui viennent du pilon,
ou bien que vous glanez à gauche et à droite en fonction
d’un sujet précis, ou faites-vous feu de tous livres ?
B.M. : Non, je fais un choix.
A chaque fois, c’est la couverture, par exemple : je fais
allusion à un livre où il y a un portrait d’une
femme que je recouvre de plusieurs filtres à
café, j’enlève son sein et ce sein est découpé,
creusé, à l’intérieur je mets
une boussole avec le nord magnétique et quand on enlève
ce sein, ça se transforme en bonnet pour cette personne.
Pour les autres livres que j’ai
eu l’occasion de choisir, soit c’étaient des livres
trouvés chez différents libraires, soit que j’ai
achetés, soit par des trocs ou des livres de récupération.
Quand j’ai fait mon
«Igloo dictionnaire», j’en ai récupéré à Paris, à Marseille, à Lyon
et auprès de collectionneurs avec lesquels j’ai fait
des trocs.
P.P. : Avant de revenir aux
testes, à partir de quel moment avez-vous considérez
que le livre en tant qu’objet de connaissance devenait pour
vous un espace plastique ?
B.M. : Pour moi, je ne peux
pas «dissocier» ; même s’il n’y
a pas de texte, le moindre signe que je crée va devenir un
signifiant. Ces signifiants créent un sens qui apporte un
complément à l’élaboration d’un
schéma «organique», c’est-à-dire
un jeu avec l’ensemble du corps (un bras détaché,
remonté, une tête….)
Je mélange mon expérience
singulière et les voyages que j’ai pu réaliser,
toutes mes lectures, et, là on va peut-être s’engouffrer
dans la poésie à l’état
pur, au sens critique.
Mais, critique pour moi, c’est
apporter un supplément, au sens où je fais imploser
les mots pour renvoyer à l’autre une image défragmentée,
avec un code, où on l’a étiqueté «artiste
conceptuel» ou
«photographique», et moi, j’ai toujours envie de
présenter l’autre personne de façon différente
et c’est ça qui m’intéresse par ce travail
sur la langue.
C’est l’aspect lacanien
que j’évoquais, au sens de triturer la langue pour la
faire imploser et engouffrer des éléments qui sont
révélateurs, c’est l’aspect «lave» au
sens du volcan qui évacue un trop plein et qui va faire gagner
de l’oxygène et un supplément de terrain à une
île.
J’ai eu l’occasion d’assister à plusieurs éruptions :
sur l’Etna et à l’île de la Réunion
et c’est quelque chose de poignant par rapport à un
spéléologue, quand on sait les tensions qu’on
peut avoir quand on fait un stage d’une semaine au sein d’une
grotte.
P.P. : Un mot ! Quelle
importance peuvent avoir les mots et la peinture, en tous cas connus ?
Quelqu’un comme Butor a-t-il
ouvert des brèches pour certains plasticiens dans le choix
du langage, de la peinture ou de la poésie ?
B.M. : Oui, tout à fait.
Je dirais, sous forme de boutade, qu’il est plus facile de
nommer les artistes avec lesquels Butor n’a pas fait de livre
que l’inverse !
P.P. : Venons- en aux livres
interdits. Ces livres, peut-on les toucher, jusqu’à quel
point ?
B.M. : J’ai même
fait une bouillotte qui servait, elle
était remplie de récipients chauds et était
utilisée le soir.
Pour moi, il n’y a rien
de sacré ni de religieusement intouchable. Un livre est fait
pour être manipulé. Le livre de poche, c’est un
livre de langue. C’est-à-dire que je l’avale,
je le déglutis, je le fais macérer et je le ressors
par les oreilles, par l’anus, peu importe, mais de façon
différente. Cette mastication de la langue et des matériaux
qui sont mis les uns à côté des autres, permet
de faire sur le plan plastique, une orchestration d’une architecture
du livre que j’essaie toujours de rapprocher d’un aspect
aérien. J’ai fait une série de livres où l’homme
et la position de l’oiseau sous forme d’aile, sont très
proches des dessins préparatoires de L. de Vinci et j’ai
fait des formes très simplifiées, mais où il
y a toujours des décalages ; le rectangle n’est
plus là omniprésent, mais c’est la courbe, la
semi-courbe et l’envolée qui sont recherchées.
Je ne sais pas si c’est réussi, peu importe, l’intérêt
c’est qu’à un moment je me suis focalisé sur
les recherches de matériaux composites pouvant être
utilisés comme le filtre à
café, la laine, des résines, me permettant d’avoir : à la
fois le côté
translucide et le côté bicéphale, c’est-à-dire
Janus. Deux aspects d’une même personnalité, d’une écriture
qu’on pouvait interpréter de plusieurs façons
possibles et en même temps de pouvoir écrire de façon
libre à l’intérieur de ce espace. Dans un livre
circulaire, l’organisation n’était plus horizontale
mais circulaire ou en spirale.
P.P : Est-ce que vous mettez
derrière certains matériaux que vous utilisez, une
symbolique particulière, voire obsessionnelle si on veut ?
B.M. : Moi : le filtre à café.
Cela fait plus de 15 ans que je note dans un carnet le numéro
du filtre et le nom des personnes avec qui j’ai pris
ce café, l’heure, le jour. Donc j’ai une espèce
de carnet de correspondance, mais après c’est massicoté,
et ça disparaît. Mais je sais que c’est là quelque
part, présent. C’est pour ça que je pense qu’il
y a un moment où, devant la surabondance d’éléments
que je note
à gauche, à droite, il devient nécessaire de
trouver quelqu’un qui fasse soit
un bouquin soit une thèse pour avancer, parce que, en dehors
des projets d’écriture, des projets de réalisation
d’installations, de peintures, de sculptures et de performances,
je n’ai plus le temps.
A un certain moment, c’est
normal, il y a un appel de différents éléments
qui se complètent les uns les autres et c’est ça
qui me permet de ne pas être usé, de conserver cette «niaque»,
cette envie d’ouvrir tous les jours un nouveau dossier, pas
sur ordinateur mais de trouver de nouvelles façons d’utiliser
les éléments : le buvard, le papier de verre,
le cuivre, le fil électrique…
Je débobine, je recompose.
Là, j’ai fait toute une sculpture avec des galets, des
silex, des roses des vents, des pierres ponces. Tout ça est
emmanché sur
des tiges qui rentrent dans des boites avec des alvéoles qui
sont peintes aux couleurs de peau et on voit qu’il y a des
courants d’air possibles à l’intérieur.
Je veux dire par là que ce ne sont pas des boites
fermées. C’est l’esprit
de sculpture qui est privilégié et si on mettait des
gros ventilateurs devant, ça bougerait. Je m’en sers
très souvent en performance. Je mets 3, 4, 5, 6 ventilateurs
pour faire déplacer les textes, les vêtements des gens
et des poètes que j’invite lors de diverses soirées.
P.P. : On parlait la semaine
dernière de classement de livres de Borges, de Pérec
et d’autres. Est-ce que vous avez besoin de travailler sur
la classification des matériaux, des formes… ?
B.M. : Je le fais quand on
me le demande mais pas de façon systématique parce
que j’essaie de m’enrichir de nouveaux matériaux.
Par exemple : j’ai récupéré à Vichy
une grande scie circulaire et j’en ai fait un instrument de
musique. J’ai percé un trou au centre. Je le fait tinter
avec un petit marteau et j’ai construit un manche dans lequel
j’ai fait six trous où il y a des petits récipients
contenant du parfum, des couleurs et des résidus de boue et
de sable qui sont injectés à
l’intérieur.
C’est un instrument avec un
manche dans lequel ce petit marteau est incorporé et une boite
où on est censé articuler des cordes de musique, entièrement
réalisé en carton. Ce n’est pas un instrument
de musique, c’est un instrument à agiter nos mémoires.
C’est la confrontation d’un dépôt de boue
de tel endroit que j’ai ramenée, (parce que j’ai
ramené beaucoup de terres, de sables ;
je récupère
énormément). Et plus j’ai de petits espaces,
et plus je suis confiné à classifier pour ranger parce
que je suis dans la maîtrise de l’espace. J’avais
même
fait, il y a 25 ans, un circuit aérien dans mon appartement
où toutes les feuilles des bouquins que je faisais et qui étaient
tirées sous presse étaient séchées sur
un parcours de poulies en l’air. J’organisais l’espace
toujours en fonction des disponibilités.
P.P. : Venons en un peu plus
aux textes. Pouvez-vous me dire quels rapports entretiennent pour
vous : le texte dans la poésie, avec la performance et
la structure qui contient le texte. Car chez vous le texte est omniprésent.
Est-ce qu’il y a en vous la tentation de n’être
que poète ? Vous disiez avoir un roman sous le coude ?
B.M. : Oui j’ai commencé par écrire
avant d’être musicien, puisque j’écrivais
les textes du groupe que j’avais monté en 71. C’est
par l’écriture que j’ai commencé. Mais
alors suite à une première psychanalyse, j’étais
déjà dans une ouverture au-delà du champ européen.
J’ai vécu au Danemark, en Finlande, en Hollande, c’était
une ouverture sur le monde mais ça restait transeuropéen.
Donc je suis sorti d’Europe, je suis allé
enseigner à Milan, à Kinshasa, puis je suis allé aux
Antilles. J’ai vu qu’il y avait des jeux potentiels énormes.
J’ai proposé de faire une exposition à Saint
Martin : une fausse plage, avec une fausse civilisation, qui
aurait été
entièrement réalisée en résine et enfouie
sous du sable, des galets et des algues et qu’on découvre
un fragment d’objet... Cela n’a pas pu se faire !
A Paris je notais mes idées dans
un coin de métro et puis
ça se développait. Le lendemain matin comme si l’histoire était
toute faite, toute «précuite», il n’y avait
qu’à dérouler et c’est exactement la même
chose pour certains textes.
Cette nuit j’ai travaillé sur
un texte pour ce livre avec Yves Hayat, c’est un photographe
qui travaille sur des plaques de plexi et le jeu c’est :
il m’envoie une plaque, je vois le travail qui est fait, j’écris
un texte avec des jeux de mots dessus et je le lui retourne et lui,
recompose une nouvelle pièce avec des images qu’il récupère
sur internet.
En ce qui concerne la danse contact,
improvisation qui est une pratique que j’ai faite après
81. J’avais pris des cours pour faire une performance à Nice,
basé sur la notion d’équilibre et de déséquilibre.
C’est un prolongement naturel du judo que j’ai commencé à l’âge
de 7 ans, c’est intéressant parce que on travaille sur
plusieurs aspects: le partenaire, le mur, le sol et le vide. C’est
un rapport entre savoir se jeter et avoir confiance dans le rebond
imaginaire ou réel dans ce jeu de ping- pong. On avait travaillé sur
une armoire par exemple, qu’on avait escaladée, puis
l’armoire
était balancée.
C’est difficile de parler
de performance, mais je pense qu’il y aura des illustrations
et des photos dans le livre.
Pour moi, la performance est un
contact, une relation avec le public que je fais participer. C’est
un complément de la page blanche. Dernièrement j’ai
récupéré 7 chaussures gauches que j’ai
prises sur les spectateurs, que j’ai remplies de boulettes
du Monde et d’autres journaux. J’ai
également rempli une combinaison de moto de boulettes de papier,
j’ai rajouté
les chaussures et j’ai parlé du monde nomade, aveugle
qui est en train d’être discrédité et de
disparaître.
P.P. : Pour revenir à la
performance, est-ce que vous jouez en improvisation comme la comédia
del arte, ou est-ce que vous préparez comme ça se faisait
dans les années 60 ?
B.M. : Oui, elles sont très
construites. J’ai fait beaucoup de canevas, j’en ai fait
de 24 heures, de 76 heures et maintenant j’ai tendance à raccourcir
pour avoir plus d’énergie et obtenir un côté plus
réactif du public.
P.P. : On évoquait cette
histoire rigolote que raconte Baudrillard : chez lui, sur la
table du salon, il fait un mur de briques dans lequel il aménage
une fenêtre, au milieu, et il parle à travers cette
fenêtre. Comment voyez-vous,-vous, le rapport avec le livre
qui devient brique, élément d’architecture ?
B.M. : Je peux faire référence à un
congrès de physique (à la fac de Valrose) où j’avais été invité à construire
une structure de 4 m x 2,5 m x 2 m de
haut. J’avais incorporé
des livres que j’ai cimentés et les gens venaient avec
un cutter et arrachaient des morceaux
de livres pour reconstituer de façon aléatoire un petit
livre. Ce qui était amusant c’était de se balader à quatre
pattes. Il y avait trois Prix Nobel qui se sont amusé à
jouer le jeu et qui ont crapahuté pour découvrir des
bouquins de physique que j’avais placés pour eux. Ils
ont arraché ou récupéré, selon qu’on
se place par rapport au temps, au plaisir, à la position du
corps.
P.P. : Pouvez vous nous dire
où en sont vos projets de bibliothèques éphémères ?
B.M. : Pour le moment il y
en a un en Chine qui avance. Je suis allé le présenter à 2
galeries à Pékin, il y a 3 ans.
C’est une accumulation de
tables de ping-pong sur 12 m de haut, c’est un cube au centre
serré par des serre-joints.
Il y a des écrans qui sont
collés sur certains éléments permettant de voir
le centre de la structure, qui est une bibliothèque réalisée
avec l’aide d’une usine de Grasse. Elle est faite
de pâte à papier représentant des livres qui
vont être dévorés par des fourmis. Il va y avoir
des livres en apesanteur suspendus par des tubes transparents avec
des
gouttes à gouttes dans lesquels
seront placées des micro-caméras et des fourmis, avec
toute la vie d’une fourmilière : des zones d’alimentation,
de reproduction, d’eau… L’idée c’est
de les faire rentrer dans les livres et qu’elles creusent des
galeries internes et qu’elles en ressortent. Pendant un mois
tout ça sera projeté sur grand écran.
L’idée est de présenter
différentes variétés de fourmis et d’associer «plusieurs
ethnies de fourmis : travailleuses, ouvrières» lectrices,
détentrices d’un pouvoir, d’une censure. Là-dessus
on peur jouer à l’infini sur les nuances jusqu’au
cannibalisme.
J’espère pouvoir le
faire avancer car j’ai eu l’accord d’un fabriquant
de tables et je dois retravailler sur la mise en place, puisque chaque
fois je fais tout de A à Z.
P.P. : Christian Artaud dit
que dans votre travail, il y a double transformation.
Quel rapport entretiennent donc
pour vous le livre et l’objet ?
Est-ce plutôt le livre qui
devient objet où l’objet qui devient livre ?
Qui a la primauté selon vous,
le livre ou l’objet ?
B.M. : Quand je crée
un livre, c’est la masse de papier, de couleur et de texte
que je vais imprimer. Quand je pars d’un livre qui va être
un livre interdit que je vais verrouiller, ligaturer, je le détourne.
Dans la configuration du livre
objet ce sera le livre qui va primer, dans celle de l’objet
créé de toutes pièces, c’est le dessin,
la peinture qui vont primer.
P.P. : Pour vous faire un livre,
est-ce que c’est le temps que vous y consacrez, le lieu, ou
avez-vous un rapport esthétique à la fabrication ?
B.M. : Il y a longtemps que
je ne me suis plus consacré
à la fabrication de livre. J’essaie de réinjecter
une part de plaisir réel. Contrairement à bon
nombre de mes contemporains, je ne supporte pas de rester dans la
continuité d’une chose qui s’est bien vendue.
Je ne suis pas là pour créer du beau, de l’esthétique.
Je suis là pour créer des systèmes assez complexes
pour déranger, pour arriver à
la transmission du savoir à l’université, à l’école.
Quand j’enseigne la poésie dans des écoles primaires,
on travaille sur des challenges qui sont de l’ordre de l’ouïe.
A chaque fois j’essaie de créer une nouvelle image de
l’objet qui va
être présenté, que ce soit un microcosme ou un
macrocosme.
P.P : Vous travaillez à différentes échelles
; soit minuscule, par exemple les fourmis et parfois sur des projets
démesurés. Pour vous
quelle est l’importance de cette
échelle ?
B.M. : Moi je fais les choses
parce que j’ai un plaisir
à les concrétiser, à les développer.
Si j’arrive à tenir
depuis 35 ans tous ces cheminements et à
les compléter, c’est uniquement par la déstructuration
des schémas que j’évoquais tout à l’heure
et en réinjectant une forme de nouveauté de fabrication,
comme un tampon qui pénètre dans la chair même
du muscle. Il me faut ce coup de poing qui rentre dans la masse musculaire
jusqu’à agiter les neurones.
J’ai toujours été un
manipulateur de concepts qui essaie de déplacer différentes
périodes qui ne sont pas censées se mettre en connexion.
Ce qui m’intéresse,
c’est de faire des chantiers qui soient toujours en déséquilibre.
Dans le travail du concept de bibliothèque ou le travail
de performance, il y a toujours cette notion de déséquilibre.
P.P. : Vous utilisez en même
temps des alphabets existants anciens ou actuels et d’autres
que vous inventez. Font-ils du sens aux mots que vous fabriquez ?
B.M. : Il n’y a que deux
alphabets qui ont une correspondance immédiate en français.
Tout le reste n’est qu’élément plastique.
Mais la forme est plus ou moins la même. Il doit y avoir
une quarantaine de signes de base et après je
recompose à partir du noir,
du rouge, du blanc,
du jaune, du terre de sienne, parfois
du rose indien et du magenta.
Voilà : ce sont les
couleurs que j’utilise.
P.P. : Vos alphabets sont-ils
des lettres de sens ou des signes picturaux purement plastiques ?
B.M. : Le premier que j’ai
fait est plus compliqué. Il y avait en dessous de chaque signe
trois petites barres qui permettaient d’inclure des
notes de musique. C’est intégrer le texte et les partitions
musicales dans le même timing.
Et je veux reprendre cette idée
pour composer un spectacle ; ce ne sera pas de l’opéra,
plutôt «Einstein on the beach, de Bob Wilson», ça
se joue plus sur la durée et sur le décalage avec la
représentation théâtrale classique. Il y aura
une vidéo de la musique. Ce sera un énorme travail.
J’ai jeté les bases mais je n’arrive pas à trouver
le temps.
Les 50 autres alphabets que j’ai
crée ont été utilisé 1 à
2/3 fois dans chaque intervention, dans des livres.
J’en ai utilisé un
dans un livre qui s’appelle «un des six»
en hommage à Mallarmé. Un des six côtés
du cube. Ce sont des pavés de Paris que j’ai
récupérés au hasard et encrés et imprimés
tels quels. J’ai joué sur la construction et la déconstruction.
Mais il faudrait y consacrer au moins une heure pour le déchiffrer,
l’aborder
de façon intéressante.
P.P. : Lorsque vous travaillez
sur des alphabets qui n’existent pas, vous dites qu’ils
n’ont pas de sens particulier.
C’est un choix complètement
aléatoire ?
B.M. : C’est comme une «gerbe».
C’est comme quand on est malade, c’est une overdose qu’on
a à l’intérieur du mental ou de l’estomac.
Ca passe par le truchement de la main, c’est plus fort que
moi, je suis obligé des les aligner. Puis il me faut le temps
de les noter soigneusement. J’en avais construit un avec Gilbert
Lascault, un autre avec C. Artaud, un avec Joël Hubaut. Ce sont
des livres dans lesquels
à chaque fois il y a une création d’alphabet
bien spécifique.
P.P. : Barthes avait distingué l’écrivain
de l’écrivant. Pour lui celui qui écrit sur quelque
chose est un écrivant : un roman policier est forcément
de l’écrivant à cause dus suspens. Tandis que
l’écrivain écrit la langue pour la langue.
Et vous, vous parlez d’écriteur… Pourriez
vous nous dire où
vous le situez cet écriteur ?
B.M. : Pour moi c’est
une destruction de la langue au sens où je la reprends en
marge ; on m’a souvent associé à un artiste
marginal. C’est vraiment une image qui m’est pénible.
Depuis 35 ans il me semble que j’ai fait un peu plus que mes
preuves.
Moi ce qui m’intéresse
c’est de signifier du nouveau à
partir de la création de métalangage et également
de l’inscrire dans une destruction. Dans écriteur il
y a tueur, mais c’est voilé. Personne ne l’a
évoqué parce que personne n’a jamais osé me
poser la question, mais cette mise
à mort en tauromachie, pour moi c’es une mise à bas
d’une langue inerte et c’est m’insuffler au centre
des molécules pour faire imploser la langue, pour la réinjecter
dans une autre dimension, dans l’imaginaire.
P.P. : Parlons du lecteur.
Le livre est menacé par le numérique (disparition du
livre). Est-ce que le livre et son rapport au numérique est
quelque chose qui ne vous intéresse pas du tout ? Ou
y voyez vous, là aussi un chantier à venir ?
B.M. : Ca m’intéresse.
Je n’ai encore rien mis au point mais j’y travaille pour
des installations. Notamment avec des capteurs sensoriels qui vont
actionner l’apparition et la disparition d’images qui
seront remontées ou mises au ralenti. Le public va enjamber
ces capteurs et va automatiquement déclencher une overdose
de sons ou une disparition de sons. Donc c’est le rapport au
corps qui va une fois de plus entretenir la liaison avec la
globalité de l’installation.
L’apparition du numérique
là dedans me permet, par exemple dans le concept «jeu
d’échec» une relation très efficace l’installation
qui va durer un ou deux mois, que je souhaite réaliser dans
1 ou plusieurs musées en 2010 et 2011.
Il y a l’apparition progressive
du numérique mais c’est un apprentissage. Ce n’est
pas quelque chose de naturel.
P.P. : En voyant certaines
de vos œuvres, on ne peut pas ne pas se demander si vous avez
un certain plaisir à donner un objet au spectateur qu’il
puisse apprécier sans savoir pourquoi ?
B.M. : Je pense qu’il
y a tellement de sensibilités différentes que l’idée
d’offrir la séduction ou le plaisir, et il me semble
un peu simpliste de la réduire à un
déterminisme de ma part.
Non. Le travail est présenté de
façon neutre quelque soit le pays et le public. Non, pour
moi il n’y a pas de plaisir particulier sauf dans les performances
car là il y a un contact avec le public. C’est vraiment
un jeu, un «je, nous».
Là il y a quelque chose qui
est de l’ordre de la séduction. Mais pas dans une œuvre
qui est présentée, ça, ça m’échappe
complètement.
****
Vingt-quatre notules désordonnées
ou Aux mots noyés
dans la peinture…
ou Cors morts à remettre
en oxygénation.
ou intervention insensée.
ou Par association d’idées,
Monsieur Freud…
ou Une fois encore,
24 chapitres !
ou Le livre hypothétique.
ou De ce que beaucoup
c’est bien peu si c’est tout.
Marcel Alocco
1 Tentative
de fouille archéologique dans les
œuvres
de Bruno Mendonça. Etagées, feuilles
sur
feuilles. Etagères. Mots coincés entre, ense-
velis
dans les matières.
2 Définitions
: l’art plastique en fait des matières,
la
littérature est faite de concept. On passe de
l’un à l’autre
par des gués. Gare aux crues.
3 Humidité.
Des algues. Du riz qui doit être
gluant.
Rapport à l’eau, à la glace, à ce qui
coule :
le lac, le glacier, les glacières, les failles
dans
la falaise qui mènent les eaux vers la mer.
Jusqu’au
livre, qu’on suppose humides, présentés
sur
une corde comme linges à sécher (dans un
poulailler !).
4 Est
culture tout ce qui n’est pas naturel.
Tu
donneras un nom à toute chose. Paradoxe de
la
bibliothèque insérée dans la nature : l’humi-
dité pourrit.
Retour du conservé dans la matière
brute.
On sélectionne le meilleur du dégradable
pour
avoir du terreau. Cycle terre, arbre,
papier,
puis terre, et arbre, et papier et puis…
5 Drôle
de miroir sans tain : on n’y verrait pas au
travers,
et chacun n’y percevrait qu’un très
vague
fantôme de sa propre image. Fragile
rétine
et une vie insuffisante pour faire la mise
au
point .
6 Les
mots dans la peinture savent-ils nager ?
Il
faut s’empresser de les tirer de là. (Re)mettre
les
mots en libre circulation. Dans des phrases.
L’objet
plastique comme détonateur. (pourrait
s’écrire «plastic»…)
7 L’œuvre,
comme tout propos plastique, pour
provoquer
la parole : œuvrer pour les points
d’interrogation;
ou comme disent les enfants en
réponse
aux «pourquoi ?» : «pour faire parler
les
curieux».
8 Le
point d’interrogation est le propre de
l’homme.
9 Les
livres fermés, clos. Formes et objets livres,
mais
textes invisibles. Livres interdits d’ouver-
ture.
Comme si nous retournions à une
archaïque
culture orale. Il faudrait plus d’esprit
que
de lettre. Oui, mais…
10 Ou
Textes Pétrifiés (ardoises gravées). Comme
fossiles
de naissance. En lutte contre l’oublieuse
mémoire ?
Bruno Mendonça grave. (Verbe ou
qualificatif ?)
11 Collés,
ligotés, enserrés, compressés, cloués,
noyés
surgelés, en bois, en pierre; faits et figés.
Le
noir absolu.
Ou
bien, sur un autre rivage, lumineux, rêves à
faire.
Rêves à lire.
Lecture
: Dans Mendonça j’entends Man-dom-
ça.
Jouer à traduire : Monsieur du ça.
12 Même
ouverts, indéchiffrables, ne livre(nt) pas
leur(s)
code(s). sans autre code peut-être que ce
devrait,
que ce pourrait être codé.
Dans
l’étouffant silence ombré des biblio-
thèques
d’antan…
13 Objets
de sens, mais cryptés, obturés, celés :
signes
sans code, à déchiffrer à chaque expé-
rience
d’un vécu, à l’intuition, comme la piste
que
suit le traqueur; signes plastiques isolés
dans
leur entassement, dépourvus d’articu-
lation(s),
de contrainte syntaxique. Articuler :
le
coude, le poignet… Le langage.
14 Lorsque
la tonalité serait traduite en mots, plus
rien
ne serait désigné. Le désordre insignifiant
du
dictionnaire. Plus le dictionnaire est gros,
plus
il y a des sens, moins il a du sens. Trouver
La
paille. Mais quelle est La paille dans une
meule
de paille parmi les meules de paille ?
15 Ce
n’est pas ici l’expression de l’amour des
livres :
ou bien est-ce la part de haine dans
l’amour,
ou bien encore, autrement dit, relation
sadique ?
Faire son Sade : jouir au livre
jusqu'à sadisfaction.
16 Combler
une absence, un désir d’avoir (d’avoir
de
l’objet ou d’avoir de la connaissance ?) :
Jouer à l’avare
avec cette fausse monnaie.
Etienne
de La Boétie disparu, Michel Eyquem
de
Montaigne aura le projet fou de lui redonner
présence
dans l’écrit “J’iray autant qu’il
y aura
d’ancre
et de papier au monde”. Mais le même
ajoute “l’escrivaillerie
semble estre quelque
symptome
d’un siecle desbordé”. (Essais, De la
vanité,
Livre III, chapitre IX).
17 Toujours
floué, courir après ce que cache la
jaquette,
comme Dom Juan après ce qui est
sous
la jupe. Le livre lu, ou simplement écrit,
n’aurait
plus de mystère. “Le vierge, le vivace
[...]
sur le vide papier que sa blancheur
défend”,
... ou la poubelle.
18 La
bibliothèque comme poubelle. Arman,
inventeur
de poubelles, en afait une œuvre;
mais
l’a pudiquement dite “accumulation”.
19 De
l’accumulation. Définition étymologique de
la
bibliothèque : armoire à livres. à l’origine,
un
coffre.
Devient tout espace de rassemblement,
d’entassement.
Trop plein, inaccessible, donc
équivalant
au vide. Lieu de la satisfaction du
nombre
par le nombre, mais lieu d’impuissance
et
de frustration à tout posséder, de la chose et
des
pensées. Mais au bout : Nous nous conten-
terons
de peu. (Nous pouvons compter soixante
et
onze fois l’expression “se contenter de” dans
les
romans de Balzac).
20 Comme
Internet. Les dés sont pipés. On ne
trouve
que ce dont on connaît l’existence. Ou,
plus
difficile encore, ce dont on est capable de
faire
l’hypothèse qu’il existe. Le règne de
l’apparence,
parier sur l’apparition. Internet ou
La
Grande Poubelle du Vingt-et-unième Siècle ?
21 L’humanisme
ridiculisé, l’offre au consom-
mateur
supplante la proposition à l’amateur.
Par
pudeur (ou peut-être objectivité ?) on ne
dit
pas “l’amoureux”.
22 J’avance
dans les notes, et j’ajoute parfois une
ligne
aux titres potentiels. Titre accumulatif de
cette
intervention insensée. (Accumulation,
bibliothèque,
ou bien... poubelle ?)
23 Un
jeune Roumain fouille les poubelles de
l’immeuble
bourgeois, et en tire des objets. Un
voisin
lui dit que si c’est pour en être réduit
à
ça,
il pouvait aussi bien rester chez lui.
Désignant
les conteneurs, il répond : “Mais chez
nous,
il n’y a même pas ces poubelles”.
24 Stendhal
disait qu’il écrivait le livre qu’il cherchait
en
vain chez les libraires. La bibliothèque
idéale
(dit-on) comprendrait une trentaine de
titres.
(Ce on-là est douteux). En une vie, (on le
dit)
le bon lecteur lirait environ cinq mille
livres.
Restent toujours les vingt manquants
que
nous espérons lire demain. Mais ne
seraient-ils
pas déjà fossilisés, tous ?
****
Enquête sur les Bibliothèques éphémères
de
Bruno Mendonça et
leur ordre caché
Christian Arthaud
Parce qu’elles contiennent
l’infini, parce qu’elles englobent tout l’espace
possible, réel ou rêvé, parce qu’elles
font tenir le temps à
notre merci, parce qu’elles sont la clé du savoir, passé et à venir,
enfin parce qu’elles font tenir le temps à notre merci,
parce qu’elles sont le théâtre des transformations
profondes et des naissances à soi-même, les bibliothèques
mobilisent notre imagination comme aucun autre lieu, comme aucun
autre objet. On y fait retraite. On y trouve en réserves dans
l’attente d’être découverts, compris, décryptés,
salués, de bien mystérieux signes. Tout semble indiquer
que cette entité étrange, ce trésor d’intelligence
est à la mesure de notre ignorance. On y décèle
quelques paradoxes : dans le même mouvement qui nous fait
entrer en elle, nous en sortons, nous nous extirpons des contingences
et nous abandonnons à la méditation suave. L’immobilité du
rayonnage est pesante des questions fondamentales qu’il supporte,
mais son poids nous est léger dès lors que la réflexion
touche au cœur de notre souci. Si on peut déterminer
ce qui se conserve là, matériellement côté,
chiffré, inventorié, comment nous est-il possible d’évaluer
la connaissance qu’une bibliothèque génère,
comment collationner la rêverie qu’elle fait naître
ou enregistrer les fictions qu’elle suscite ? Quel divin
emprisonnement que ce moment de parfaite communion avec une phrase,
un plan, une odeur, une situation romanesque, un silence en fin de
vers ! L’enfermement y est délectable, certes,
car il n’y a plus de clôture. La vie danse à la
lumière de ce que l’on trouve. L’édifice
de la bibliothèque sera une métaphore de l’intériorisation
absolue et l’armoire à livres sera l‘image de
ce qu’on emporte avec soi. Possession improbable et propriété inaliénable.
Richesse secrète. Quête de l’inaccessible. Voyage
intime. Rencontre infernale. La «bibliothèque comme
dragon», pour reprendre l’expression de José Lezama
Lima.
C’est le feu de l’instant
qui nourrit Bruno Mendonça. Les arcanes, les règles,
les lois qui règnent en ses œuvres d’utopie et
qui les structurent sont autant d’empreintes laissées
par des fantômes qui nous conjurent de fuir le chaos et la
mort. Bruno Mendonça croirait en quelque sorte au sdalut par
la gnose, l’unique et introuvable connaissance qui, en se divulguant,
se dérobe à la vue. Son ambition est haute, dès
l’origine : il confie à Jean Fornéris le
20 mars 1974 qu’il pense avoir trouvé «une nouvelle
définition de l’expression élargie et par là (belle
utopie) de la communication». Bruno Mendença a depuis,
dans cette entreprise, beaucoup compulsé, beaucoup relié,
y allant de sa personne. Compulsivement. Religieusement. Il a ainsi
mis en œuvre une grande quantité d’informations,
d’anatomies, de matières de typographies, de répertoires,
de sensations. Il a composé avec la fragilité intrinsèque
du papier et de l’imprimé pour fabriquer des objets solides,
imperméables, sombres, non photosensibles. Il a composé
avec la précarité de l’écriture et l’appauvrissement
des langues pour proférer des paroles magiques et assembler
tous les registres de la poésie. Et le voici projetant de
construire des bibliothèques éphémères,
d’échafauder des banques de données rendues à leur
dimension onirique, de gréer des situations complexes où les
lexiques et les grammaires libèrent leur pouvoir émotif.
Un simple déstockage de mots et d’énoncés
inusités, et c’est une nouvelle langue qui apparaît.
Une simple accumulation de styles et de genres, et c’est un
monde ouvert qui s’impose. Sans bord, toute bande déroulée,
liste achevée. Je me substitue au pilon. Il y a une notion
sous jacente qui prévaut au geste de l’artiste :
ce que révèle un ouvrage est sacré. Sa destruction
est tabou. Nos relations avec le livre sont d’ordre primordial.
Un sacrifice est en jeu.
La Presse
J’ai toujours perçu
Bruno Menconça comme un homme pressé. Je le revois
descendre de sa moto et, dans ce silence si particulier qui suit
l’arrêt du moteur , filer à son atelier pour concrétiser
l’idée qui, pendant le trajet, lui semblait devoir apporter
la meilleure solution technique au problème du moment. J’entends
ses paroles se précipiter jusqu'à mes oreilles, happées
par l’engouement pour tout ce qui peut advenir des défis
lancés à
soi-même. Paroles rapidement épuisées
et plus rapidement encore ravivées par leur propre substance
verbale, formules magiques plus qu’argumentaires, langages
imaginés pour permettre et nourrir une œuvre.
Un mot appelle d’autres mots.
Un son appelle d’autres sons. Un signe appelle d’autres
signes. Je l’écoute tenter de maîtriser le flot
d’images qui s’inscrivent oralement comme dans un rébus.
Bruno Mendonça, quand il évoque ses travaux passés,
ses livres actuels, ses gravures, ses peintures, ses performances
ou ses projets me semble conduire une joute ou l’adversaire
serait le temps. Pressé de commencer et pressé de finir,
pressé de passer toujours à l’ouvrage suivant,
il ne ménage ni son ardeur ni ses capacités physiques
pour aller au-delà de ce qu’une méthode lui assigne
ou de ce qu’une technique le contraint à faire. Je le
sens animé par le désir d’embrasser ensemble
toutes les possibilités qu’une entreprise l’autorise à mettre à
l’épreuve.
Cet empressement est toutefois mesuré,
pensé, il s’agit en quelque sorte d’être
toujours en position de recherche de vitesse, pour ne pas laisser
perdre le bouillonnement créatif qui surgit sans cesse,
pour vivre en son tumulte permanent. Bruno Mendonça ne se
hâte pas pour rien : il fabrique avec une patience d’ange
ses compositions abstraites, ses lavis, ses objets mémoriaux.
Il ne compte plus ses heures, il ne s’arrêtera pas :
il pousse le souci de la perfection dans la réalisation technique
au point
d’oublier le cycle des jours
et des nuits. Il met un point d’honneur à conférer à son œuvre
une qualité qu’on pourrait dire artisanale et l’associer
ainsi à celle des
compagnons, des menuisiers et charpentiers
au savoir-faire patiemment reconduit et affiné. Cet homme
pressé est entièrement mobilisé par l’aventure
de concevoir ce qu’on pourrait appeler des archives hors du
temps, objets et dispositifs sortis d’un atelier-monde où la
presse tient une place centrale.
Certaines actions menées
par Bruno Mendonça montrent combien il vit comme un impératif à devoir
suspendre le temps, à faire remonter un fond originel, animal.
Avant l’histoire (avant l’écriture), qu’y
a-t-il ? Il faut savoir que l’art est l’art de ne
pas savoir, que seule l’intuition frappe juste. Les présupposés
iront droit au panier. L’interrogation seule compte, avec son
vertige. La signification profonde émerge comme par inadvertance.
On forcera les moyens, pour leur
faire dire plus qu’ils ne peuvent, quand la fin est, de toute évidence,
se dérobant, manquante. Ces actes seront inscrits, plus qu’écrits,
gravés plus que peints. Ils
ne constituent pas seulement une surface mais ils sont la matière
même des œuvres. Ils expriment une durée qu’on
ne peut étalonner. Ce sont avant tout les signes biographiques
d’une obstination face à l’énigme.
Faits et gestes
Bruno Mendonça a fait l’expérience
du noir. On pourrait penser que c’est là un événement
fondateur : rester à l’intérieur d’une
grotte, sans lumière, sans repèr, sans liaison avec
l’extérieur1. Qu’est-ce qu’on voit quand
on ne distingue rien ? Comment le corps réagit-il à
l’obscurité, à l’espace clos retiré,
intériorisé ? Qu’en est-il ici des chronologies
qui façonnent notre existence au sol ? Le gouffre :
vivre sa mort, considérer sa décomposition psychique,
mimer l’inhumation pour en retarder l’avènement
brutal. L’accom-modation des yeux et de l’esprit
provoque-t-elle une métamorphose ? En est-il sorti comme
rené, doué en quelque sorte d’une seconde vie,
celle de l’artiste qui doit alors naître ?
Bruno Mendonça a fait aussi
l’expérience de la fusion du noir et du blanc, de l’écriture
et de l’image, de la durée et de l’instant, de
l’infime et du monumental. Il a couvert des feuilles de mots
minuscules que l’on peut lire, décrypter, regarder,
formant une image que l’on peut saisir, dont on peut se délecter.
La ligne est celle des tracés et des rapports sémantiques
et non pas seulement celle du dessinateur, cette ligne qui s’enchevêtre,
se répète, se multiplie, se condense, se dissout dans
la blancheur de la page. Je me rappelle le déroulement insensé des
rubans de papier au fil d’une graphomanie concentrée,
précise attentive : happening silencieux et grouillant
d’une parole venue de l’inconscient, du rêve éveillé,
d’une hypnose voulue2. Le noir, le blanc, leur combat, Bruno
Mendonça le réactualise chaque jour poussant le premier
pion sur un échiquier. Attaquer et défendre, défendre
et attaquer.
Bruno Mendonça a fait aussi
l’expérience du saut dans le vide que représente
tout «event», cette circonstance critique qui capte les
projecteurs, qui capture l’information et qui captive les spectateurs.
Défi, exposition risquée à ce qui n’est
pas prévisible, scénario minutieusement préparé se
muant en improvisation secrète, action convertie en poème
en trois dimensions. L’occasion devient une ressource pour
vivre un moment différent, hors du timing convenu. Le site
et l’environnement suscitent la prédation d’éléments
qui interviendront au cours du show. Je revois un homme à la
fenêtre, suspendu, éclairé, agir, apparaître
puis disparaître3. Je revois une moto faire une entrée
fracassante dans un théâtre4. Je revois le maître
d’Echecs, le corps recouvert de bandelettes, se mesurer à une
quarantaine de joueurs perplexes et les battre.
Bruno Mendonça a fait l’expérience
de la colère, une colère contre la palette5. Il n’en
peut plus de la couleur. Il veut leur peau ; il veut les réduire à leur
essence première. La curiosité décorative, l’esthétisme,
le coloris, l’harmonie colorée, la virtuosité des
rapports de masse et de formes, ce fétichisme qui marginalise
la question posée par tout artiste sur la cruauté de
la condition d’homme, cette édulcoration dans la joliesse,
attisent ses foudres. La démonstration vaut métaphore :
la palette (du transporteur) sera détruite à la hache.
Si la couleur perdure, c’est pour manifester une vérité intrinsèque,
quasi scientifique, vérifiable, rationnelle. Elle doit être
ainsi. Couleurs du sang, de la nuit, de l’épiderme.
Lumières pigmentées. Humanité. L’exaspération
devant toute forme d’enchantement est telle qu’il lui
a fallu d’abord montrer qu’il ne tentait pas de séduire
mais qu’il expulsait une matière à la fois verbale
et visuelle comme si une nécessité corporelle en était
la cause. Mémoire de la salive, mémoire du geste. La
mémoire est conquérante. Elle fait ressurgir des notations
oubliées, des registres perdus. Il y a impatience dans le
labyrinthe. Il faut sortir.
Bruno Mendonça a fait l’expérience
du lieu hors de tout lieu. Sensible à la topographie, il invente
les cartes d’une contrée reliant le sud et le nord6.
Il construit des tableaux qui sont autant de paysages mentaux, des
réseaux de tensions, des lignes de partage, des espaces saturés
de codes et de canaux, de veines et de fibres, de rivières
et de montagnes. Séries sans fin, structures sans bords,
langues du rêve, motifs illisibles,
canevas de la multitude humaine. L’information passe par une
myriade de tubes qui s’entrecroisent, se prolongent, se coupent,
se répartissent le vide. Le dépistage commence. Je
revois l’esprit du lieu (de circulation) qui l’anime
lorsqu’il choisit pour une bande vidéo un pont de fer
menacé par les falaises de la basse corniche7. Je le réentends
décrire tel volcan, telle île, telle ville comme des
supports, préexistants à lui, mais exactement adaptés à son
désir d’y inscrire son passage.
Bruno Mendonça a fait l’expérience
du portrait sans nom. Il a certes depuis longtemps réalisé des
planches d’écorché, de visages au derme décollé,
des visages osseux, des visages nerveux, des visages sanguins :
«sang sur». Mais ces figures portaient l’universalité dans
l’unicité et la fixité de leur silhouette. Leur
face emblématique était réduite à n’être
qu’un point d’appui pour le jeu des lettres. Rayonnements,
radiations, bandages.
L’identité serait-elle
une torture ? Mise à mort du nom, supplice capital par
ponctions. La lettre jouit du plus grand pouvoir par une relation
incestueuse qu’elle entretiendrait avec le sens8. La lettre
n’est pas la parole, n’est pas encore la parole. Ce qui
se grave avec elle est une parole en puissance, un potentiel, avec
annonces, signaux, chiffres : une tête sans emploi particulier,
la tête de quelqu’un qui sait qu’il n’est
pas le jouet du hasard. Un Malraux ahuri, un Mao abasourdi, une Virginia
Woolf anéantie, etc. tous foudroyés par la parole qui
a surgi d’eux. Je pense ici aux figures expressives qui tapissent
les pages d’un projet de livre à bulles de paroles et
portrait interloqués, de quoi créer une bande dessinée9,
où l’identité
de chaque personne portraiturée est mise en jeu, par le dialogue
qu’elle entretient avec les voisines et par l’anonymat
qui guette chacune d’elles.
Les portraits semblent génétiquement
modifiés. Ethnies différentes, origines sociales repérables, époques
vestimentaires reconnaissables, messages d’affirmation parmi
les autres et non malgré eux. Certains se ressourcent les
yeux fermés. Les traits des visages révèlent
une peur longuement endurée; ils sont la marque d’une épreuve
et d’un détachement.
L’ espace du livre
Ces facettes de l’artiste
ne nous éloignent pas du Livre mais au contraire nous incitent à y
retourner, car le mythe intimement vécu de la Bibliothèque
parcourt
l’ensemble des activités
de Bruno Mendonça. Le Livre est le recueil de toute la singularité de
son auteur. Même dans la foule des auteurs, un auteur est exceptionnellement
seul, et fait le vœu que s’instaure une relation
primordiale avec un lecteur, inconnu
et qu’il connaît néanmoins mieux que quiconque,
puisqu’il est son semblable, son alter ego. A l’aveugle,
l’artiste fait la rencontre de ses amateurs. Il agit à l’égal
d’un poète qui lance son cri, plus ou moins ensorcelé,
imprimé sur des feuillets qui ne voient que rarement la lumière
du jour. Le happening exhibe aussi très souvent un handicap
majeur, constitutif, comme si la déficience comportait
en elle même une chance, un
possible. Pour le jeu de mots : on ne libère l’énergie
vitale que si on se livre. Totalement.
Le créateur a besoin du rituel
de l’écriture pour mettre en forme son dessein utopique.
Il lui faut le rapport affectif à la collection d’ouvrages
savants, techniques, littéraires, pratiques pour détenir
par contagion leur force révélatrice. Je revois la
maison de livres érigée comme un igloo de la connaissance10
et je relis ce que Bruno Mendonça écrivit sur une page
que lui tendait Jean-Pierre Giovanelli : «Se coucher et
se taire, prendre cent trente six livres format 10 x 18, les entasser
l’un au dessus de l’autre à partir du sol sur
une hauteur de
49 centimètres et sur une
longueur de 2 mètres et sur une largeur de 60 centimètres,
disposer autour de ce matelas culturel des fils de fer barbelés
sur une hauteur de
2 mètres et se coucher avec
3 couvertures , un marteau, un chapeau et un stock de nourriture
et puis attendre.»11
Bruno Mendonça fait le Livre
au delà du Livre. Bien
évidemment l’objet, le livre tel qu’on peut le
manipuler, le prendre en mains pour le feuilleter, tenter des incursions
hasardeuses au fil des impressions, voire, en lire du début à la
fin le texte contenu, c’est à dire entrer dans un univers
duquel on sera captif un certain temps, cet objet du désir
donc le fascine, le retient aimanté, l’accapare certes,
mais c’est d’abord ce qui, à
partir du Livre, ne peut être pensé, mesuré,
pensé, prédit, ce qui déborde, ce qui continue
dans le silence d l’imagination, ce qui
perdure dans la médiation
solitaire, bref tout ce que génère le Livre hors de
sa matérialité (et portant indissociable d’elle)
qui l’enjoint
à poursuivre un travail sur les possibles de ce support.
Le Livre, dans son sens commercial
courant, comme généralement les produits facturés,
se présente de manière relativement neutre, impersonnelle,
le fabricant ayant séparé le texte de son moyen de
reproduction, supposant que le sens réel de son acte (et l’intérêt
de son industrieuse activité) intervient avant, dans la qualité du
texte et après dans ce qu’en fait le lecteur. Mais tout
mécanisé qu’il est aujourd’hui dans la
conscience du consommateur, le Livre reste empreint d’une forte
charge émotionnelle (souvenirs d’enfance, un oubli irréparable,
cadeau d’exception, source de la connaissance et ressource
du rêve) qui rend chaque exemplaire unique, quelque soit le
nombre de copies envahissant les rayonnages des librairies et des
bibliothèques. Cette unicité, Bruno Mendonça
en accuse la force en établissant, dès la conception
de son projet et jusqu'à son terme, un corps – à – corps
avec les éléments constitutifs du Livre.
Il construit sa page, il crée
des polices de caractères, il invente ses alphabets, il mélange
ses couleurs, il trace ses signes, il grave son geste, il couvre
tout l’espace de telle sorte que le support n’est plus
seulement le support, et que l’intervention de l’artiste
n’est pas étrangère à
la matière sur laquelle elle produit une forme, comme si la
fusion d’un sujet et d’un objet était la condition
nécessaire à l’apparition de toute image possédée
par la vérité.
L’originalité est une
aventure reconduite à chaque fois. Elle se gonfle des expériences
déjà faites, elle se vide assi bien, un peu comme quand
le même motif répété à l’infini
se perd et devient un fond inexistant, un peu comme une leçon
impossible à entendre. Le Livre est ainsi le document authentique
d’un processus d’authentification. Tout concours à
stipuler que ce qui s’y joue va de l’identité de
son auteur, de son destin
également, car s’y succèdent, s’y accumulent
les preuves irréfutables d’une singularité absolue,
d’une présence manifeste. Prototype, l’objet créé par
Bruno Mendonça induit une culture à venir, des langages à comprendre.
Vous êtes dans le pli du savoir, là où l’intuition
profonde s’expose, dans sa hardiesse première, irréductible
au simple jeu des lettres et des textures.
Le Livre n’est pas essentiellement
le dépositaire d’un vécu passé. Il n’est
pas la traduction des sentiments nés d’une confrontation à
quelque situation dans le monde. S’il peut être le dépôt
des sédiments physiques et intellectuels («cortext»)
de son auteur, c’est qu’il porte en lui la promesse de
faire advenir ce que ni les mots constitués ni les figures
reconnues ne peuvent représenter. Se libèrent
alors des voix d’en bas, des choses méconnues, des réseaux
sous-jacents, des combinaisons oubliées, des dépliages
révélateurs, des incongruités démonstratives.
Le Livre s’est donné
une nouvelle forme. Il est devenu autonome. Son usage a proliféré chez
l’artiste au point de d’inventer un nouvel art. Sa pratique
s’est accentuée jusqu’à métamorphoser
tout objet (cuillère, boomerang, flèche) en Livre et
tout Livre en objet (brique, mur, toit). Une esthétique inédite
a vu le jour, qui fait du manuscrit illisible que constitue le monde
où évolue l’espèce humaine un espace ouvert,
vibrant et vivant dont le Livre serait le vecteur, le modèle,
le principe, son mode d’apparition à nous.
On aura donc compris que ce n’est
pas tant l’objet
«culturel», sociologiquement repérable dans le
consumérisme ambiant et dans l’occupation des loisirs
des contemporains qui occupe Bruno Mendonça mais l’image
intériorisée que chacun de nous a de ce réceptacle
aux pouvoirs insoupçonnés. Ce volume rectangulaire
(conçu à priori par la ligne droite comme par l’angle
droit) a été investi par des démons : dans
l’imaginaire collectif, une malédiction s’attache
au Livre, qui n’est alors que le fruit suspect d’une
machination qui conduira à notre perte ou d’un savoir
présomptueux que les dieux, ces sages, sauront punir. Pour
se mesurer au Livre, il faut espérer beaucoup en son pouvoir
bénéfique, et Bruno Mendonça a tôt fait
de ne concevoir que cet aspect du vieux grimoire empoussiéré.
En véhiculant l’inscription humaine à travers
les siècles, le livre est une source se renouvelant sans cesse
pour la survivance d’un culte, celui qui fait du monde un reflet
de soi, celui qui fait de chacun une image de tous. Codex, stèle,
planche, peau, rouleau, tige, panneau, etc. : la magie opère,
le Livre nous parle.
On pourra observer que chacun des
livres fabriqués par Bruno Mendonça agit tel un «mutus
liber», nous muant en alchimistes expérimentateurs,
transformateurs impénitents de la matière première.
Nous voici sur la piste d’un trésor intimement caché,
engagés à faire du hors texte.
Les signes se confondent à la
nature ; la nature elle-même est un immense signe. Les temps
superposent des langues, emprisonnent des traces, résonnent
d’une multitude de dialectes, entassent les comptes, les calendriers,
les graphes. Tout cela forme une épaisseur, un limon , la
boue solidifiée de notre histoire, une bibliothèque
universelle.
Les œuvres de Bruno Mendonça
nous disent cela, que nous sommes compris dans la masse, enveloppés,
couchés dans le magma refroidi. Les prélèvements
qu’il éxécute sont des puits sans fond dans notre
inconscient. Il
échantillonne, il attribue, il signalise, il indique, il marque,
il reproduit, il caractérise, il représente, il appose,
il paraphe, il signe, il griffe, il scelle : il écrit.
Un flux cosmique, élémentaire, a pris corps dans ses
travaux. On ne saurait dire d’où, de quand, ils émergent.
L’ère archaïque devient chez Bruno Mendonça
aussi bien un présent tout à fait actuel alors que
les produits d’une époque manifestement récente
sont scrutés comme d’étranges
restes archéologiques.
S’agit-il d’un regard
politique sur notre civilisation ? Le savoir a ses limites et
Bruno Mendonça en souligne la proximité avec l’ignorance.
Mimes, simagrées, imitations, parodies, singeries et autre
simulations mettent en question les critères sur lesquels
s’appuie un rationalisme étroit qui fait de la pensée
un hôpital à idées, où toute vision est
impersonnelle, où toute notion est aseptisée, où toute
opinion est lissée. A cet univers que mentalement on peut
définir comme blanc, uniforme et froid, Bruno Mendonça
se sent contraint de répondre par le nombre(indéfini
de systèmes), le noir (les incursions dans l’innomé),
le multiforme (rien ne reste en place), la fissure (trouée
dans le mode habituel des perceptions), l’ouverture (tous les
sens sont aptes), le rouge (le liquide vital). L’artiste, donc,
seul, insatisfait, poursuit
l’enquête.
Le livre mis en espace
Bruno Mendonça s’est
doté d’une méthode qui consiste à
couvrir l’espace d’unités de valeur que sont les
lettres, souvent assorties d’alphabets inventés, unités
minimales édifiant des lignes, des phrases, des paragraphes,
des chapitres, autant de logographies (les toutes premières
proses de l’Histoire) qui fileront jusqu’à s’empaqueter
et s’amonceler, parvenant ainsi longtemps après à devenir
un matériau.
Ce matériau, corpus expressif
et métamorphique, hétérogène, apparaît
sous tous les aspects possible, solide (bois, pierre, métal),
liquide (eau, encre), gazeux (air), fibre, feu : inclusions
de texte, occlusions, exclusions créent un phénomène étrange
de lecture d’une signalétique qui se dérobe et
s’expose en même temps, qui se dévoile et se rétracte à tout
jamais. Nous n’avons accès qu’à la surface
des choses. Il nous faut croire aux vertus de l’épigraphie
que l’artiste nous somme de maîtriser pour tenter d’y
voir clair. L’application du scribe est diabolique pour nous
appâter et nous jeter aussitôt dans les méandres
de nos insuffisances.
Aux périls du corps, il s’abandonne
au jeu secret des mots incantatoires, des combinaisons mystérieuses,
des scansions, des exorcismes, des lancers rituels, des rythmes et
de mythologies personnels, des conjurations. On devine les sens à parcourir,
on projette ses attentes vers ce qui scintille, imperceptiblement
la lumière se fait, on plonge dans les dangers de la révélation,
pour apercevoir, pour voir, pour concevoir, pour savoir, pour pouvoir,
pour décevoir même, et pour mémoire on note qu’ici
s’est produit cela et que là rien ne s’est produit.
Créative méthode de Bruno Mendonça, qui nous
délivre de toutes les infirmités, celles de la main
et celles de la tête. Ses
œuvres, souvent inqualifiables autrement que scripturales , écrites
en trois dimensions, textes objets, bibliothèques virtuelles,
transmettent en quelque sorte l’intransmissible, à travers
l’aura du livre impensé.
L’extension du domaine livresque
au monde n’est pas simple agrandissement. Ce n’est pas
un report littéral du volume le plus petit vers le plus grand.
La conception est plus ambitieuse, car elle fait de tout être
et de toute chose un élément substantiel du Livre.
Nous participons à la rédaction générale
du récit de l’humanité. Dans ce grand chaos et
ce grand fracas, ça bouillonne. Tout y est minuscule et indispensable.
Nous ne manipulons plus les ouvrages : nous sommes intégrés
dans l’ouvrage universel en cours d’écriture.
Avant nous, après nous, la narration coud son tissu de mensonges.
Nous sommes des instruments et des démiurges. Cette visée
n’est pas globalisante car aucune instance n’est concevable
par Bruno Mendonça, qui préfère imaginer des
solutions ouvertes, des mutations, des situations complexes des croisements,
des dispositions proliférantes, des disponibilités.
Les projets de Bibliothèques éphémères
présentent des ordres cachés et des désordres
visibles : ce serait une maquette de la société,
avec ses anachronismes, ses prémonitions, ses conformités,
et ses déviances. Au défi de la nature, Bruno Mendonça
place ses projets comme s’ils allaient se régénérer à son
contact, comme si les parties devaient s’interpénétrer,
éléments et aliments, règnes végétaux
et minéraux. Un phénomène de contagion savante
permet de survenir. Dans le silence d’un cratère, dans
la nuit du désert, dans l’éloignement et la solitude,
enseveli sous terre, ce qui fait signe pour soi fait signe pour l’autre.
La dégradation même est la source d’un renouveau
ou plutôt d’un déplacement dans l’esprit
de celui qui appréhende de telles topiques utopiques. L’univers
comme médium. La matière – écriture s’est
propagée. Respirer : autant dire la vie brève
d’une galaxie. Il s’agit là
d’une performance hors d’écran, d’une création
hors mesures. Aucun cadrage ne pourra contenir toute l’image
d’un projet de Bruno Mendonça. Il n’y aura guère
que le plan esquissé pour ne pas déborder et permettre
ainsi de loger dans l’imagination du lecteur sa puissance évocatrice,
son appel du large. Les plans contiennent l’innombrable.
L’interrogation sur ce que
nous sommes n’offre pas la quiétude mais garantit un
instant de vertige.
Tout est permis pour communiquer
véritablement l’énergie vitale qui nous habite,
et Bruno Mendonça s’y attache avec rigueur. Livres roulés,
troués, en piles, en colonnes, collés, vissés,
fusillés, interdits, à
géométrie variable, etc. L’artiste nous interroge
sur ce que nous lisons quand nous lisons, quand nous effectuons cette
opération banale : la lecture. En nous empêchant
d’entretenir avec un texte une relation de plaisir (du sens !)
il nous force à aller ailleurs, à chercher une autre
issue à cet acte de lecture (si obsessionnellement rivé au
connu) et ainsi à tenter des comparaisons inédites,
des combinaisons imprévues. Les hiéroglyphes parlent
donc. Le braille saute aux yeux. Les radiographies s’éclairent.
L ‘homme moderne, malgré ou à cause des
phénoménaux moyens de production, de diffusion, de
distribution, de conservation, apparaît alors comme un être
mutilé, une gueule cassée, un corps inabouti, un intellect
corrompu, une sensibilité étriquée. Heureusement,
il y a un art de lire.
Lire dans une bibliothèque éphémère
de Bruno Mendonça : parce que les conditions de lecture
sont compliquées, voire périlleuses, elles impliquent
plus que le lobe du cerveau dévolu habituellement à cette
capacité. Elles impliquent la totalité organique d’un
corps, un imaginaire à l’affût, une propension
au jeu, un goût du risque et un malin désordre qui rendront
accessible le message. Parce que c’est impossible, ce sera
possible ! L’utopie de Bruno Mendonça tient à ce
subtil pari sur la posture du lecteur devenu exigeant, mobile, neuf à chaque
instant. La mémoire ne devrait pas servir à
emmagasiner des choses pour les reproduire mais à multiplier
les situations pour les vivre. La fonction de l’artiste est
ici exaltée par l’idée qu’un profond bouleversement
psychique s’opère lorsque l’on est confronté à son
œuvre. La simple compréhension, non plus que le contentement
esthétique, ne pouvant contenir l’événement,
car cela en est un, on se laissera conduire par les allusions tracées,
par les alluvions déposées, par les fils offerts à
l’inspiration pour lire en tout sens et le faire sien.
Bruno Mendonça invente une
géophysique de la bibliothèque à
venir. Une géopoétique du Livre. Une géostratégie
de la lecture. Nous voici aux mines pour extraire le minerai de la
parole ; nous voici dans un champ à
orchestrer sons et lettres ; nous voici à la limite de
l’endurance pour voir ce que devient le poème le souffle
coupé ; nous voici dans un abri à
polir des mots ; nous voici muets dans un fortin ou une carapace ;
nous voici étalonnant instruments de mesure, d’enregistrement,
d’observation, de réception ; nous voici messagers à tout
moment ; nous voici installés devant une scène
où les animaux communiquent avec les végétaux
qui communiquent avec les minéraux ; nous voici émettant
et recevant des informations par tout les pores, par tous les sports,
par tous les ports informatiques, par tous les supports et matériaux ;
nous voici ici élevés et suspendus, là enfouis
et coffrés ; nous voici participant à la modification
du monde livresque sous le grand froid ou sous l’accablante
chaleur… Chacune de ses dramaturgies met en scène notre
rapport au Livre et met en question les fondements de notre pratique
de la lecture, autrement dit de notre connaissance du monde.
C’est ainsi que les interdépendances
de chaque élément avec les autres, les décloisonnements
du dispositif les mutations engendrées par connexions créeront
un espace-temps que notre imagination saura préserver de toute
destination particulière.
Comment admirer une «pyramide
inversée» en effet, si ce n’est en la laissant
pointer dans notre cuir sa beauté probable ? Ou comment
concevoir un volcan tapissé de livres si ce n’est en
réinitialisant notre regard ? Ce que semble annoncer
Bruno Mendonça, c’est que notre perception demande des
appareillages nouveaux et des reconstitutions, des techniques qui
mettent en évidence les ordres cachés, les systèmes
occultes, les classifications établies, les hiérarchies
convenues, les vieux rôles. Ses installations sont plus que
des rêves poétiques, ce sont des appels, des objections,
des armes. Lecteur, spectateur sont intimement impliqués par
cette exposition d’un savoir qui est toujours à inventer
et à réinventer, cette valeur qui demeure d’une
nature inconnue puisqu’elle est, par chacun, pour chacun, vécue,
c’est à dire, détruite.
Notes
1. L’enterrement, Saint-Jeannet,
août 1976.
2. Des roulements de l’écriture,
Galerie d’art contemporain des musées de Nice, juin
1980.
3. Lors d’un «Pour et
Contre» chez Ben Vautier vers 1982.
4. Lors de 2 minutes 33 de création à l’Artistique,
Nice 1983.
5. Jardin littéraire, Saint-Jean-Cap-Ferrat,
juin 1986.
6. Catalogue d’expositions
des derniers mandalas aux premiers abaques, Saint-omer,
Calais, 1980.
7. Film réalisé par
Denis Chollet en 1991 (non diffusé).
8. Catalogue d’exposition,
10 ans de livre, bibliothèque de Cagnes-sur-mer, juin 1986.
9. Travail inédit.
10. Lors du congrès de la
société française de physique, parc Valrose,
Nice 1988.
11. Extrait de l’intervention
de Bruno Mendonça dans «Nous sommes tous des écrivains» proposition
de Jean-Pierre Giovanelli et Jean-Paul Thénot pendant le festival
du livre de Nice, Mai 1978 (page 46).
****
Ad libitum, la beauté du
monde…
France Delville
Quand les temps sont venus de se
retourner sur l’œuvre pour en mieux voir se dessiner
le fil et les contours, l’abondance des travaux ne peut faire
oublier la question essentielle qui est : sur quel mode une
lecture du monde se serait d’abord faite, quelle jouissance
première aurait causé, au sens fort, le fil en question ?
Archéologie de l’individu d’autant plus féconde
que chez les véritables créateurs elle rejoint celle
de leur époque. Pétri par son Temps, l’artiste
le pétrit à son tour. Mais c’est lorsqu’il
livre des «émergences», lorsqu’il surprend,
y compris en se surprenant lui-même, qu’il prend sa place
dans l’Histoire de l’Art.
Cette lecture du monde initiale,
primordiale, dès les premières années de la «biographie»,
si elle reste en partie enfouie sous l’hypnose du réel
- aidée en cela par l’arbitraire du signifiant - peut
jaillir au détour d’un récit. Et Bruno, ses amis
le savent, est un conteur. Le Conte transperce aussi bien la performance
que l’œuvre «d’atelier». Mais de manière
cryptée, c’est ce qui en fait le «charme» au
sens fort. Comme envoûteraient une bibliothèque tapie
dans les maisons de sable, ou une à ciel ouvert, sous la voûte
des baobabs. Comme si les rayonnages jonchés de livres qui
furent son décor d’enfance s’étaient mis à bruisser
pour toujours, l’invitant à actualiser pas à pas
toute la mémoire du monde.
Il y fallait c’est sûr
une écoute particulière, une réception singulièrement
fine, mais cet enfant-là fut justement celui qui sut se fabriquer,
se souder, un poste à galène. Comme si un corps humain
s’était autorisé d’emblée à toutes
ses potentialités, sensorielles, sportives, intellectuelles,
et… manuelles, Bruno Mendonça comme industrie à lui
tout seul, véritable usine sans cesse délocalisée.
On ne peut faire l’économie de son histoire familiale,
du séjour sous d’autres cieux, la Turquie, le mythique
Proche Orient ayant créé tant de fécondes nostalgies
en littérature, peinture, cinéma etc. Orientalisme
d’hier, universalisme d’aujourd’hui : plaidoirie
pour le multiculturel, le métissage, l’ouverture.
Ainsi le jeune homme particulièrement
doué qui débuta de Hautes Etudes tomba en arrêt
devant deux monuments de l’histoire picturale, quoique aux
antipodes : Jérôme Bosch, Paul Klee. Postés
aux extrêmes et pourtant chargés de la même intensité dramatique,
du même «au-delà», le chaos revendiqué par
Klee comme ressourcement d’énergies abyssales, et, bien
avant lui, le chaos stupéfiant des puissances psychiques ambivalentes
- entre Bien et Mal, Vie et Mort - d’anatomies marquées
par leur destin. Deux œuvres, pour qui sait voir, en capacité de
désigner l’Art comme sport dangereux. L’art et
la vie. La vie comme art. L’art comme mise en scène
intense, mouvement de puissante marée, chaque vague comme
innovation. Ce côté excessif, ce côté défi,
devenant avec le temps un mode d’être, n’est-ce
point ce qu’a reçu, de sa propre histoire et de l’Histoire
de l’art, Bruno Mendonça ?
Son imaginaire abondant servi par
une décapante énergie et une stupéfiante efficacité ne
sont pas restés longtemps en gestation. Dès 1973 le
monde de l’art des Alpes-Maritimes où vivait Bruno se
saisit de son travail. Non au sein de cette Ecole de Nice que la
Galerie Alexandre de la Salle avait définitivement inscrite
par une exposition en mars 1967 (pourtant après bien des pérégrinations
de Bruno, Alexandre de la Salle l’insèrera dans «Ecole
de Nice, point» en 1997, tout en lui faisant la même
année une exposition individuelle), mais en divers laboratoires
artistiques où la modernité se cherchait. Ecole de
Nice in extremis, dira-t-on ? Non, celle-ci n’a été enterrée
que pour mieux s’affermir à travers des développements
aussi ludiques que divers.
Mais pour Bruno elle ne fut qu’un
fil, un autre très important passant dans les années
70 par Frédéric Altmann, acteur Fluxus mais aussi créateur
de la galerie Art Marginal, et qui sera ensuite très actif à la
direction des Musées de Nice, et qui est aujourd’hui
le considérable archiviste de l’Ecole de Nice, et son
chantre. Longtemps directeur du Centre International d’Art
Contemporain du Château de Carros, Frédéric en
2002 organisa pour Bruno Mendonça une très belle exposition : «Bibliothèques éphémères».
Dans sa préface du catalogue il rappelle avoir, en 1977, exposé un
certain «artiste marginal», Bruno.
Dans la bouche de Frédéric,
amoureux de l’art brut, le titre de «marginal» est
un compliment de première grandeur, qui peut encore aujourd’hui
convenir en ce que Mendonça continue de puiser dans une mythologie
si complètement originale, une invention si décoiffante,
une interprétation si unique d’éléments
de la culture mondiale qu’il est difficile de lui trouver des
semblables.
A ceci près qu’il n’est
pas un solitaire, que sa recherche est en prise avec les enjeux les
plus pointus du XXIe siècle :
élargissement presque à l’infini des media, audacieux
rapports à l’objet, jusqu’à la transgression,
et ce souci éthique qui n’a fait que s’amplifier
chez les toutes dernières générations. Dès
le début, les «Dessins-Ecriture» firent appel
aux textes d’autrui, et s’allièrent les services
signifiants d’objets aussi insolites que des radioscopies médicales,
autre rapport au livre pour un autre rapport au corps : question
de la transparence, qui reviendra à
maintes reprises. Rayons X comme déjà la tentative
d’irradier le travail, le magnétiser ? Les Champs
Magnétiques du surréalisme peuvent peut-être
se retrouver en filigrane, guidant de main de maître l’aléatoire
vers l’emblématique. Vision perturbée pour mieux
voir, utilisation du braille comme attitude radicale ?
Le témoignage de Frédéric
Altmann est encore précieux, qui pointe, dès le début,
la réception scandaleuse des travaux de Mendonça, par
exemple lors de l’immersion de toiles dans le lac de Saint-Auban,
trois mois durant. Se dessinait pourtant la conception planétaire
de l’art de Bruno, géologique, «cosmique» au
sens des Pythagoriciens : mise en ordre. De quelle mise en ordre
s’agit-il ici ? Une mise en ordre de taille, un rappel à son
de trompe d’éléments oubliés par l’art
dans leur réalité tellurique : montagnes, lacs,
grottes, névés, dans leur présence concrète
et non comme motifs d’un art de paysage, ou d’une récupération
sociologique. Dessiner, peindre, Bruno sait le faire, ô combien,
il le prouve lorsque c’est nécessaire, mais il
fait mieux, il dépasse les transfigurations esthétiques
pour retrouver – faire retrouver – le choc de la matière,
le vertige de l’immense. Le Livre ne sera plus jamais
solitaire, il sera lié, relié à de multiples
autres, à tous les autres, dans des «bibliothèques
imaginaires» comme Malraux a créé du Musée
imaginaire. Le même esprit de multiplicité et de traduction
traverse les deux hommes. Le choc de la Cascade de Nashi n’est
pas
éloignée de cet art du tir à l’arc qui
habite l’œuvre de Bruno : recherche de l’instant à travers
un geste, un objet, jusqu’à ce boomerang fixé dans
une
éternité à jamais mobile.
Le livre comme avalanche, comme
pilotis, comme faille, parapet de volcan, igloo, cosmonaute, aquarium,
couveuse, pyramide, stade, terrain de squash… Des avalanches
de livres comme obsession ? Oui, mais celle de projeter des
livres en travers des habitudes pour rappeler la valeur de la Pensée,
de la Poésie, de la Résistance, de l’Utopie,
en un mot de la Présence. Ces activités symboligènes
seront pourtant représentées par «la chose en
soi», celle à laquelle il faut revenir car à certain
point les mots lâchent. L’homme des bibliothèques
qui va tout jeter dans la fournaise ou le glacier, initiaux, les
grands déserts des Pôles et des Cordillères.
Réajustements de la Mesure.
Si l’on reprend ces peintures
immergées, presque inaugurales, dont certaines furent attaquées à la
main, toile et châssis (rapport personnel de Bruno à Support
Surface comme à tous les Mouvements, pour n’appartenir à aucun),
et d’autres laissées se dissoudre dans
l’alchimie naturelle, on a
là une très belle intention manifeste de co-opérer
avec plus grand que soi, le Monde, le Vivant, car tout est vivant
au niveau atomique, poussières d’ardoise, riz, brindilles
allées quérir dans les forêts des cinq continents.
Du vivant même végétal, même minéral,
qui ne sont pas que de la matière, comme les humains sont
des poussières d’étoiles, mais qui sont aussi
les signes premiers, à lire sur les troncs de la forêt
vierge, les nervures des feuilles. Alors les livres de Bruno dès
les années 70 auront la diversité de ce qui s’inscrit
dans le monde par les pigments, les alphabets des fossiles, les objets
déchus, dit trouvés, à
ressusciter. Tout livre est un monde, un trajet, un mythe. Les jeux
de mots sont là pour leur mouvement, pour que même le
langage soit traversé. Toujours aller au-delà de ce
qui pourrait s’immobiliser. Forme étrange d’art
cinétique, lire le travail de Bruno c’est être
sommé d’oublier ses propres références
culturelles pour interroger un code, c’est s’arrêter, être
arrêté, devoir partir sur une autre route, partir en
voyage.
Paradoxalement cette œuvre
ouverte plus qu’aucune autre s’organise sur le principe
du secret, comme en
biologie, où chaque avancée
s’ouvre sur l’inconnu. Le déplacement est donc
partout, les codes génétiques peuvent briller par leurs
allitérations, et proposer des formes mutantes, époques
et lieux confondus, réunis dans le Livre. Textes imprononçables,
interprétation personnelle d’une Genèse revisitée,
meilleure manière d’être fidèle à la
fameuse consigne : sors du lieu de ton enfantement pour aller vers
la terre que je t’ai promise. La terre
promise est toujours sur l’horizon,
nouveau paysage à
l’infini, et surtout empreint de l’intervention de l’homme,
co-créateur dans le mythe des étincelles, le Tiqoun,
que des magiciens comme Yves Klein et Bruno Mendonça n’ont
pas manqué de matérialiser à travers le feu.
D’incarner. Corps medium lui aussi. Investissement au-delà des
limites sécuritaires comme pour naître à
nouveau dans la confrontation au réel : arriver dans
une benne pleine de stable, se faire coquillage perdu, trouvé,
puis poisson hors de l’eau dans sa danse éperdue, et
enfin Adam le glébeux, le sableux, l’argileux, jouer
aux
échecs non comme civilisé mais comme cosmonaute,
encore, venu d’ailleurs, et naissant, toujours naissant, toujours
dans la fraîcheur du premier instant. Empreintes à la
Klein, on peut dire. C’est sans doute de lui que Bruno est
le plus proche (la scansion du geste pictural soumis aux lois du
karaté ! selon Bruno Mendonça), et donc dans le
fait que l’œuvre n’est qu’un résidu
d’expérience. Pro-jet, puis résidu. L’œuvre
sur ce fond d’immense qui la rend toujours à faire.
Et dans un Jeu rappelant la création du monde par un dieu
hindou lanceur d’osselets vers le Vide.
Alors les règles font partie
intégrante du jeu, la règle comme plaisir de réussir
un coup selon des exigences, le dépassement est à ce
prix, la libération des entraves. Installations comme temps
d’un exploit, d’une confrontation aux limites du possible.
Cela aura eu lieu, et sera toujours pris sur la mort. Performances à mains
nues, le corps comme livré, mobile-immobile dans l’espace-temps,
se dessinant lui-même dans le paysage.
De Bruno un mot retient, dans son
descriptif des
«Bibliothèques éphémères» :
le mot «lien». Liens ténus fragiles, sous-jacents,
dit-il, et l’idée que les liens entre des signes tissent
d’autres liens. Il s’agit bien d’émergence,
de surprise et révélation, dans cette confrontation
entre d’inattendus éléments. En plus du bull-dozer,
bonnet de bain argenté, lunettes de plongée…Résistance à l’image
convenue. Résistance à
l’interdiction des Livres interdits, goudronneux, ficelés,
mais avec petite batterie prête à produire sa propre électricité.
Résistance de la série Utopia qui multiplie des visages
de la planète, mouvance météorologique colorée
et nacrée, cartographie qui précise en bordure son
autre pôle, celui de la nomenclature, oxygène, baryum,
lithium, iode, tungstène, ne jamais oublier la mise en tension
des deux pôles entre lesquels s’anime le monde avec tous
ses dangers.
J’ai un jour écrit
que Bruno construisait, en ethnologue savant, une civilisation personnelle,
je persiste et signe. Il le fait entre cases vides et structures élémentaires
d’une sorte de parenté entre les mots, les choses et
les gens, un discours scientifico-poétique jouant sur des
instruments rêvés dont la patine humanise l’aspect
clinique : des diagrammes de chimiste qui seraient retrouvés
dans la jungle après quelque aventure aéronautique à la
Borgès.
Des coupes, découpes, de
corps humain, de bois, de pierre, dans un souci de lisibilité,
paléontologie à moitié improbable car mi-dite,
et dont les termes énigmatiques font doublement surgir des
flashes de connaissance intuitive, la seule qui vaille aux fondements
des revisitations de la philosophie, c’est ce qu’affirme
Husserl dans ses Méditations Cartésiennes : «En
premier lieu, quiconque veut vraiment devenir philosophe devra «une
fois dans sa vie» se replier sur soi-même, et, au-dedans
de soi, tenter de renverser toutes les sciences admises jusqu’ici
et tenter de les reconstruire». Parce qu’on s’aperçoit,
d’après lui, qu’il manque toujours un caractère
de vérité qui permettrait de «les ramener intégralement
et en dernière analyse à des intuitions absolues au-delà desquelles
on ne peut remonter». Ainsi en art, car l’esthétique
est aussi une recherche
épistémologique. Et Bruno Mendonça fait partie
de ces artistes (peut-on l’être, sinon ?), qui s’est
bien attaqué à la Forme même de l’art, à ses
composants. Il a manifestement cherché sa propre source ailleurs
que dans ce qui se présentait, et il est allé la chercher
très loin, dans des zones négligées, et aussi
dans ce qui au contraire était là, invisible. «Voir»,
conseilla Castaneda dans les années 60, enseigné par
un sorcier mexicain. Les liens invisibles dont a témoigné Castaneda,
qui nous relient «matériellement»
au monde et à l’autre, évoquent de manière
saisissante les ligatures qui soudent les objets hétéroclites
de Bruno. A partir de la source intrinsèque il s’agit
ensuite de recréer une géographie, des canaux, jusqu’à la
mer, jusqu’au ciel. Jusqu’à l’Infini.
C’est ce que fait Bruno, prenant
au mot les mots, les idées, et les choses, l’idée
de la «peau pierre» par exemple, où la peau sera
l’idée d’empreinte, l’idée de presser
des coquillages, silex et autres petits bijoux, la peau et son reflet.
Peau-damier, évidemment, les échecs comme niches entomologistes
ou chasseurs de papillons.
Les titres eux-mêmes font
défiler aussi bien la matière brute que civilisée
du même coup, sève, insecte, plomb, loges de la cire,
écorce, livres interdits mais délivrés, vie
des œufs, des loups, des tortues, des népenthès,
mais le corps est toujours là, celui qui pense et panse, le
jeu de mot est éculé par la psychanalyse, et pourtant
Bruno panse les choses, les bois, il les recouvre, les polit, les
lisse, les colle, des peaux diverses
«car peaux graphiques» mots dépassés par
la chose («lachose» évidemment, petit clin d’œil
aux initiés), car ce travail est initiatique. Pour lui-même, à la
recherche de kabbales détournées et langages spécialisés
qui se découvrent comme dans les films d’aventure l’Arche
finale. Surtout lorsque le mot FUSION est répété seize
millions de fois.
Très judicieusement, en 1996,
Bruno répondait ceci à Michel Gaudet qui l’interviewait : «Je
superpose des faits, des moments, des émotions de ma vie.
Un peu comme au cinématographe, terme archaïque évoquant
pour moi les balbutiements en noir et blanc de début de siècle.
En la circonstance cela rejoint cette problématique de notre époque
où l’on s’imagine dans un chaos, solidaire de
rapports technologiques, de développement individuel en liaison
avec le social, se posant la question : Où commence le
schéma, où commence l’archétype ?».
Mise au point très éclairante,
Bruno précise ensuite que les performances furent pour lui
longtemps importantes, permettant rencontres, déplacements,
redynamisations en public alors que l’œuvre reste à l’atelier,
mais qu’il n’en réalise pratiquement plus, une
par an maximum, le genre étant, par épuisement, en
voie d’extinction dans l’art contemporain. Quant à la
question de l’hermétisme que soulève Michel,
l’aspect ethnographique permet le codage que j’évoquais
plus haut : aux ethnies correspondent des pigmentations de peau traduites
par des couleurs, les mélanges de couleur étant une
manière de parler de cultures écrasées, réduites
au silence. L’art doit donc trouver des liens entre individus
et collectivités, et pour cela renouveler les supports. Les
fragments de papier, détritus ou autres trouvailles étant
dans la tonalité de l’art contemporain, jusqu’à la
création olfactive présente dans
«Triangulation des parfums», bibliothèques en
béton coloré incrusté de gravillons provenant
d’Asie, Etats-Unis, Afrique, Australie, Europe, avec incorporation
de tubes de cuivre transparents et incurvés montrant une sérialité colorée
d’échantillons de parfums, et des diffuseurs aux bouches
béantes. Plateforme de distillation en direct et sculpture,
la polysémie chante par tous les bouts. Les projets
sont nombreux, toujours extravagants d’inventivité,
toujours sensés, toujours aventure individuelle et collective,
toujours exhibant quelque nouvelle découverte du champ scientifique
ou humaniste, ou simplement plombier, manière d’évoquer
quelque mutation de la planète pour y prendre sa part. Ne
pourrait-on pas appeler art mutant cette bibliothèque glacier
destinée à l’Islande, carottages de livres de
dix mètres de profondeur, livres encollés de différents
pays, le papier, l’encre et les
émotions humaines retournant au grand réservoir géologique
en mutation permanente lui-même, donnant au monde sa forme à chaque
seconde.
Sorte d’apoptose sous forme
d’apothéose. L’artiste entre dans la danse, met
son grain de sel comme disent les Sages, invite ses contemporains à vivre
l’alchimie de corps hétérogènes mis en
demeure de se fondre, dans l’Un, pour se diversifier à nouveau,
au gré des propositions. Les projets sont déjà de
belles œuvres, évocatrices de miracles, telles «Mine
de rien», «Triangulation des parfums», «L’apesanteur
des bibliothèques»,
«Champ de mars», etc. des lieux de fantaisie, d’audace,
d’engagement, de drames, aptes à fonder le futur, aptes à pétiller
dans un présent modulable, et permettre la méditation.
Cela fut en puissance dès
le début dans les propositions de Bruno, avec ce moment fort
des trois mille livres destinés au pilon de diverses rives
de la Méditerranée qui furent jetés dans la
mer, un toutes les quatre secondes, et que des jets de méthylène
bleuirent au hasard de l’eau tourbillonnante, des pages torsadées
prenant la teinte mythique de la mer mythique, filmées, et
revisionnées à l’envers, transformées
en poissons-livres, en livres-volants ! Livre et liberté viennent
du même mot latin liber, qui signifie d’abord cœur
vivant du tronc de l’arbre. Ce programme de résistance à
la pulsion de mort, Bruno le mit en œuvre il y a presque quarante
ans, il en poursuit la logique avec une obstination et une flamme
intactes. Liberté, libération, du feu, de l’eau,
de la terre, du papier, de l’écorce, de la couleur,
de la boîte, du ruban, de toutes les formes ad libitum, comme
pour les rappeler à l’attention. Et aussi le génie
de l’homme. Ses potentialités. Pétrifiées,
en général. Bruno réveille en permanence son
propre génie, génie des combinaisons linguistiques,
génie des jeux physique et intellectuels, lui le génie-lutin
qui prend par la manche et dit : «N’oubliez pas
la beauté
du monde, sa puissance». Sa propre «puissance»,
au sens de Deleuze, cet autre poète, fut mise en œuvre
contre l’indifférence.
****
Igloo de dictionnaires
Quatre mêtres de diamètre
sur une hauteur de deux mêtres. Douze sections constituent
l’Igloo, elles sont assemblées par boulons et écrous-papillons.
Une porte escamotable permet d’accéder à l’intérieur
où une table avec ordinateur, écran et clavier permet
la saisie des textes. Ceux-ci sont retransmis sur trois écrans-ordinateurs à l’extérieur
de l’Igloo grâce à
un module de connexion, la lecture des trois écrans étant
simultanée.
Un éclairage modulable assure
un climat spécifique pour chaque intervention en relation
aux cultures de référence (dictionnaires).
L’Igloo est réalisé en
bois finlandais pour les courbures et ceintrages et en contreplaqué marine
pour les bâtis et portants. Cinq mille dictionnaires ont été découpés
et contrecollés sur les douze sections de l’Igloo.
Cetee oeuvre à une vocation
interactive itinérante ayant pour objectif d’inciter
plusieurs publics à écrire un essai, un texte, sur
l’identité méditerranéenne. Des écrivains,
des universitaires, des lycéns et collégiens seront
conviés à écrire un ou plusieurs textes, des
palindromes, contrepéteries, calembours et jeux de mots seront
confrontés à l’univers mathématique de
LU-LI-PO.
La durée de chaque installation
est de deux mois en dehors des essais techniques et de démontage.
Des extraits des textes les plus
novateurs seront édités dans la Presse régionale,
nationale, et sur Internet. L’ensemble des textes choisis par
un comité de lecture seront ultérieurement édités
sous le titre
“Chroniques de Fonte”.
****
Bruno Mendonça le
troubadour
Michel Gaudet
Si l’on accepte le principe
que l’art n’est qu’une continuité évolutive,
on conçoit que le «livre d’artiste» peut être
un retour aux sources, un hommage rendu, non seulement aux premiers
imprimeurs qui
élargirent d’une ampleur prodigieuse les connaissances
du XVème siècle, mais aussi aux savants de la scolastique,
moine copieurs, rédacteurs et enlumineurs, amateurs de lutrins
et dispensateurs de trésors dont nos bibliothèques
conservent minutieusement les exemplaires rares.
Ces manuscrits et les incunables
qui les suivirent avaient vertu de pièces uniques ou peu répandues
dont artisanalement on peaufinait l’écriture ou l’impression,
les illustrations et les couvertures. Des légendes sacrées,
des bibles, des corans ainsi que des chansons de geste furent composées
sans calculer le temps ni l’effort, et ces merveilles fascinent
de nos jours beaucoup de générations d’artistes.
Totalement différentes parce
qu’elles correspondent à des spectacles, les performances
et leurs parents stables, les «installations»
peuvent aussi être des rappels de temps héroïques
où trouvères, funambules et magiciens enchantaient
les foules et dispensaient leurs odes et leurs sortilèges…
Bruno Mendonça, dont, à juste
titre, on dit qu’il est un ethnologue et un archéologue
de nos mémoires superposées (feuillet de bibliothèque),
correspond à l’image moderne d’un zélateur
de culture. Il en manifeste la foi, la persévérance
et l’enthousiasme.
Car cet artiste, qui, dans son très
jeune âge, étudia les
échecs et le judo, entra à l’Ecole des sciences
politiques à 20 ans. Il fut pongiste de compétition,
voyageur et auteur de thèses sur les performances que lui-même
pratiqua, notamment au musée
de la Marine et à la galerie Catherine Issert, pour n’évoquer
que notre région. Une activité multiple et polymorphe,
le rapprochant de nos troubadours, dont la constance n’a d’égale
que celle de sa recherche lui permet surtout de se passionner pour
le livre, apportant ainsi la contribution d’un érudit
médiéval, réincarné dans une
évidente modernité.
Trente ans d’exercice sont
ainsi à l’actif de Bruno Mendonça. Il fut question
du «Livre objet», du «Livre interdit», des «Objets à double
lecture», des «Bibliothèques éphémères».
Des pages sont trouées.
Un igloo de dictionnaires est constitué.
Quatre couleurs sont utilisées, le rose, le rouge, le noir
et le jaune, elles représentent les ethnies rencontrées
au cours des voyages. L’écriture est toujours là,
allusive le plus souvent. «On pourra récupérer
l’eau de la fonte des bibliothèques congelées
pour la mettre en bouteille, avec identité des partenaires…»
La performance et sa manifestation
locale : l’installation, requièrent beaucoup plus que
l’art traditionnel, fût-il contemporain, l’originalité de
son auteur. Hugo Ball récitant des poèmes phonétiques,
au café
Voltaire à Zurich, en 1916, revêtu d’une combinaison
loufoco-spatiale, réalisa peut-être la première
performance. Dadaïste ou non, elle ne fût pas si loin
des apports festifs du Moyen Age.
Bruno Mendonça nous offre
ses «variations autour du livre». Il n’est pas
plus éloigné du délicat et scrupuleux poète
qu’était Hugo Ball que des chantres de jadis.
Chaque livre a sa finesse, chaque
objet énonce son identité, souvent secrète et
toujours poétique. Il faut longtemps méditer les vitrines
et considérer l’énorme compilation, visible à chaque
recherche : une autorité
absolument personnelle, lentement et fondamentalement
élaborée.
Très bons textes de Jacques
Sivan et de Raphaël Monticelli, et pour le peintre que je suis
: beaucoup d’élégance et de raffinement dans
la gestion picturale.
****
Des Cathédrales de livres
chez Bruno Mendonça
Claude Haza
Il parle, comme si raconter un détail
du tableau - un tout petit bonhomme, à peine si on le voit
dans l'espace vaste, non pas un paysage immense, mais un décor
de froid - donnait vie à un autre élément, un
bloc de livres incrustés dans dans une montagne de glace.
Puis, au détour d'une idée,
s'empare d'une autre histoire qui donne sens à l'imaginaire
présenté, ou plutôt à la création
du monde ici, et à cet autre élément infime
et indispensable.
Il continue l'histoire. La teinte
de science biologique et physique, de métaphysique, de surréalisme,
d'anticipation, de futurisme.
Et il n'y a pas de délire à élucubrer,
pas de non-sens. On
écoute et on croit être dans le champ décrit,
comme s'il était tout à fait naturel de se trouver
dans un paysage d'éoliennes appuyées sur des socles-livres
remontant de la mer Baltique. Comme si les chaussures-contreforts
qui serrent des immeubles-livres étaient devenues un repère
familier dans la ville. On
écoute ce qu'il énonce, comme s'il n'avait fait que
recopier ce qu'il a vu. Comme s’il n'avait pas inventé ce
paysage d'outre monde d'un futurisme logique; tellement évident
qu'on se demande pourquoi on n'y avait pas pensé par nous
mêmes. On écoute l'histoire des choses normalement inventées,
comme la goutte d'eau, celle du livre, des immeubles mobiles... subjugués.
Puis, livrés à nous
mêmes, du présent jaillit quelque chose qui pourra advenir
chose autre, dans la mémoire accompagnée d'un visage,
d'un modèle, le contre-champ des pôles, des jonques,
des grands canaux...
Peut-être ce qui viendra ensuite
n'aura pas de portée, mais quelque fantaisie assénée
sur le moral. Un simulacre de pâmoison, montrant la beauté d'un
orage intérieur, discontinu, dans son monde en conflit.
Alors la peinture est erreur de
la vision pour accéder à
l'invisible. Où passe chaque trait figurant le son, comme
pour scruter encore et encore le contenu avoisinant.
Que peut vouloir dire cette tête?
Etre une pensée et non un souffle d'air; un événement,
le destin d'un alphabet que suit la pensée vive. Les dents
arrimées au squelette, déboutées du noir supplice,
sur la coulure des lignes sombres se fondent dans la terre.
Que disent les alphabets, dont on
se demande à quel signe renvoie la forme ? A quel son distingue-t-on
leur langage, ce qui fut entendu, avant d'élire cercle, triangle,
barre assignés à dire pensées et choses pensées
?
Cercles et pointillés, hachure
concentrique, détours distillant toujours la même histoire.
La répétition se veut nouvelle. L'ombre et la matière
et le service trouvé dans cette lettre, comment changent-ils
une chose plutôt qu'une autre ? Le cône comme une toupie
renversée, un plat dans l'illustre figure d'une écriture
perdue...
D'un alphabet de terre, d'un temps
sans hommes et des poussières de choses disparues dans une
fin heureuse. Signes et alphabets sont inventés en cette même
circonstance prospère.
Après les évocations,
viennent les prières mécaniques. L'attention ne retient
la mémoire, mais précède le visuel, s'abstient
de toute dénonciation d'elle-même.
Quelquefois est esquissée
la substance, la réflexion. Chaque chose touchée se
sublime. Substituée en non-matière. Liant l'œil
aux domaines perçus. Ou bien flotte dans des limbes sans surface
ni bords, sans fixation ni couleurs.
La lumière en relief se voit.
Où participe la difficulté
étonnée. La couleur établie comme un dogme.
La chose créée revient dans l'œil. Après
s'être dissipée à travers la raison, les sens,
la confrontation au miroir d'origine.
Ces coups de plumes établis
par milliers, écrasant le grain du papier, forment un dessin
in utero. Une pompe à signes, une pluie d'éclats, de
méticuleuses sensations mises bout à bout. Nous en
prenons une part de connaissance, une brassée d'inventions
arrachées à ce qui est déjà là.
Instauré par les mouvements
du regard. On s'attend à trouver du mystère sous la
glace, enserrant une coulée de livres, mais il n'y a d'étrangeté qu'autour
de lui.
Dedans on pressent des pages nues,
lisses comme le froid, ouvertes à l'écrit du ciel ou
fermées par le socle d'un futur infini. Chacun peut le dénouer,
quand il veut se surprendre.
On ne voit pas d'emblée ce
qui se cache dans cette esquive. Est-ce une vue de l'esprit, un paysage
fantasme de l'auteur ? Là s'échoue le temps. Le branchement à la
vie. Le contenu de la terre qui devient frisson sur nos lèvres.
Ce qu'on avait repéré,
deviné, perceptible dans ce qui est obscurité. L'œil
posé sur le continuum des réserves, détaché des
associations, fixant une forme parmi d'autres, sans savoir où on
veut s'en aller.
Revenir cent fois à la même
origine. Compter les intervalles de chaque signe, sauter le cauchemar
de l'attente - puis le tour est joué. Et le tableau porte
au front une belle cicatrice. Parmi les yeux étonnés,
il y a d'abord du répondant.
Sitôt dissipée, cette
flambée demeure quand même présente. Des rayons
flottant dans les branches du bleu, un frémissement de teintes à
quoi riposte l'œil enveloppant la matière du livre qui
est là en devenir.
Transportées à l'intérieur
de la vague, de délicates images, avec quelque chose qui se
transforme. Répétition des points étirant l'espace,
ses bordures traversant le mur de détails, font ressortir
les dessous de la mémoire.
Supposer, jusqu'à entendre
résonner le chant des bibliothèques dans le couloir
de glace. L'inventaire du temps est congelé dans le bleu de
l'air, où arches éphémères et pilastres
du savoir fixent ce qui s'écoule en nous.
Anamnèse, dis-tu, car le
cercle contient la page du tout : signes d'absence et de complétude;
peurs qui témoignent; arbres dont on fait le livre et la planche
qui le supporte. Couleurs patinées, dont on peut tirer un
même bois, dont on peut dire ce qui n'est pas semblable ne
se voit pas.
Tu mets l'univers dans des cathédrales
que tu appelles bibliothèques. Armoires froides ou solaires,
où séjourne la manne universelle. Mais quoi faire avec
les œufs du jour, les éclosions momentanées,
les plantes et les cœurs que tu regardes s'éteindre
?
Que donne à voir ce rond
qui ressemble à une assiette appelé
Champ de Mars, dont les bords frangés de
dominos célestes occupent
cinq rangées circulaires de lumière ? Au centre gravite
(une galaxie) une planète jaune cerclée d'un rouge
profond qui nous traverse aussi de part en part.
Rail boulonné sur une charpente
de dictionnaires, s'élevant vers les mots suspendus à l'infini.
Livres jetés en empilage stable. Dune aérienne sans
vide. Esprit-matière sans gravitation.
Un chien regarde, ou bien garde
le temple, un chaos organisé. Trois lampadaires rehaussés
de fleurs ajoutent solitude et sentiment de vacuité, comme
au désert renversé en mirage.
Dans ce ciel, on distingue le néant
sur fond d'aquariums bleus. Des poissons volants, prisonniers de
l'espace nu, mais plus humain, plus chaud qu'en la décharge
d'écrits mis au rebut. Et reliés peut-être entre
eux par un ordinateur fétiche. Désuet. Mais non, tout
se tient. Tu disais :
"dans le canal de Corinthe, je me suis rendu compte que les
parois ressemblaient à une gigantesque bibliothèque."
Si tirer l'attelage chargé des
marchandises à consommer par l'esprit n'avait aucun sens ?
Ou alors, plus probant est celui de la longue marche du savoir
que rien n'entrave. Qui va et vient, sait-on pour aller où,
puisque avancer c'est poursuivre toujours dans un même sens.
On s'arrête au fond de soi.
Le temps de s'entendre
préciser sa propre marche.
Est-ce désert ou jungle
luxuriante que longent nos habitudes à s'ouvrir,
ou le paysage immobile sur le bas-côté de la route ?
Où la végétation se renouvelle, et change de
couleur, comme change la peau de notre temps.
****
Bruno Mendonça : «Bibliothèques
Fractales»
Hélène Jourdan-Gassin
Dans l’intégralité de
ses espaces, le Château-Musée de Cagnes organise une
rétrospective de l’œuvre de Bruno Mendonça.
Cet artiste à
l’allure étonnamment juvénile présente
trente années d’un travail de peintre, graveur, sculpteur, écrivain,
joueur, performeur, inventeur, etc., dont la diversité et
la densité laissent l’observateur dans la plus totale
perplexité. Est-il vraiment cet ethnologue qui, avec ses Architectures
Neuronales (1990), interroge la pigmentation de nos peaux comme les
connexions de nos cerveaux ? Ou bien cet explorateur qui s’apprête
dans Or des Sentiers battus (écrits, contacts, itinéraires,
dessins préparatoires) à parcourir la Chine en moto,
usant ses dernières gouttes d’or noir pour croiser sur
la Route de la Soie un politique, un écrivain ? Ou encore
cet architecte qui, avec l’Igloo des Dictionnaires (2000) construit
un habitacle de bois qu’il habille de cinq mille dictionnaires,
découpés, contrecollés ? Peut-être
aussi ce sportif voyageur qui envisage sept immenses dessins et une
trentaine de d’esquisses présentés pour La Réunion,
Pékin, l’Islande, New York… une installation
de 400 tables de ping-pong sur lesquelles des fourmis dévorent
de la pâte à
papier ! Vous avez dit papier ?
Voilà ce qu’est Bruno
Mendonça, une sorte de Tintin au pays du papier qui trace,
colore, plie, colle, verrouille, rivette, enferme le support du savoir
dans
de Fractales et d’Ephémères
Bibliothèques, persuadé que les sciences se respirent
plus qu’elles ne s’apprennent et que le monde se rêve
mieux qu’il ne se visite.
Bruno Mendonça’s «fractal
librairies»
The Château-Musée
in Cagnes-sur-Mer is showing a retrospective on Bruno Mendonça,
an artist who looks like a youngster but nevertheless presents
30 years of his work as painter, engraver, sculptor inventor, etc,
a body of work so diverse and dense it leaves observers
perplexed. Is he
fundamentally the ethnologist who explores skin pigmentation and
brain connections in his Architectures neuronales (1990) ?
Or is he the explorer
who in Or des sentiers battus (writings, contacts, itineraries…)
prepares to travel through China by motorbike, to meet on the Silk
Road a politician, a writer ? Maybe he’s the architect
who builds Igloo des dictionnaires (2000), a wood cabin covered
with 5000 dictionaries cut-up and pasted on to it ? Mendonça
is a sort of Tintin in paperland who traces, colours, folds, pastes,
bolts, rivets and encloses that sciences are assimiled more than
learnt and the world is better dreamed than visited.
****
Bruno Mendonça ou le bâtisseur éphémère
Chantal Kircher
On ne présente plus Bruno
Mendonça, plasticien et écriteur. On peut consulter
son site (bruno-mendonca.com). Depuis l’année de ses
20 ans, il a réalisé une quarantaine d’expositions
personnelles et le même nombre de performances, participé à plus
de 75 expositions collectives et autant d’articles de presse
lui ont été consacrés en France ou à l’étranger.
On dispose d’une douzaine de catalogues personnels et d’autant
de films le concernant. Il a d’autre part été invité à de
nombreuses émissions de radio ou de télévision.
Un bilan de ces réalisations est dressé dans le bel
ouvrage publié
en 2002 aux éditions de l’Ormaie sous le titre :
Bruno Mendonça, Bibliothèques éphémères.
Quel chemin parcouru depuis «l’enterrement» à Saint
Jeannet
en 1976 ou l’immersion, de 9 toiles en 1977 dans le lac de
Saint Auban, ce village de l’arrière-pays auquel se
rattachent pour beaucoup le souvenir d’hommes et de femmes
qui voulaient faire un monde plus beau !
S’il fallait ne retenir que
trois événements dans cette carrière, je choisirais
pour ma part l’une de ses toutes premières expositions,
celle du 12 mai au 2 juin 1977 à la galerie : L’Art
marginal de Frédéric Altmann, rue de la Préfecture,
la toute dernière, du 8 septembre au 8 octobre 2005, à la
Bibliothèque Louis Nucéra, «Variation autour
du livre» et surtout l’exposition Livres des bords 1974-1995
du 24 février au 9 avril 1995 au Musée d’art
Moderne et Contemporain de Nice, ville où il a passé le
plus grand nombre de mois consécutifs, qui marqua assurément
une consécration.
C’est en effet le livre qui
demeure le thème le mieux représenté dans cette œuvre
qui laisse peu de place aux portraits et aux paysages.
Pour définir en peu de mots
l’homme et l’artiste, on peut dire que Bruno cultive
partout l’amitié, qu’il est sportif (tennis de
table et performances diverses) et qu’il aime jouer (aux échecs
notamment). Quant à
l’artiste, certains critiques l’ont rattaché à l’Ecole
de Nice mais d’autres préfèrent conforter sa
position marginale.
Ses paysages, ce sont les bibliothèques éphémères,
la plupart à l’état de projet d’architecte.
Le jeu est sans doute une clé qui
permet de décoder son
œuvre même s’il convient d’éviter
les simplifications
toujours réductrices. Sans
prétendre effectuer un décryptage, nous livrerons cependant
ici quelques impressions toutes personnelles suscitées par
la contemplation des œuvres exposées ici et là
depuis plus de trente ans. Le visiteur est d’abord sensible à la
beauté des productions, petites ou grandes et voit se dessiner
un chemin se dégageant peu
à peu du noir des premiers tableaux des années 1970
(radiographies utilisées comme support de messages en braille ;
esquisses à l’encre de chine etc…) à des
couleurs de moins en moins sombres. Mais il se trompe s’il
pense que la finalité et le sens de ce travail se limitent à l’ambition
esthétique. Homme des paradoxes qui se réclame volontiers
de Duchamp et même de Mallarmé et se complait dans un
certain mystère plutôt que dans l’hermétisme,
Bruno a privilégié la représentation et l’invention
d’alphabets, systèmes de signes dont le tracé esthétique
ne vise pas seulement à produire du beau mais comporte un
signifié que l’on peut définir comme une recherche
du sens de ce que les hommes ont voulu trouver et transmettre à travers
les mots de leurs langues. L’écriture est-elle finalement
autre chose qu’un combat pour accroître la durée
de vie de la parole en visant une éternité qu’elle
n’atteindra jamais ? Ce combat contre-nature et pourtant
bien inscrit dans la nature humaine est par essence paradoxal et
c’est justement le paradoxe dans l’homme et dans son œuvre
qui frappe d’abord chez Bruno Mendonça.
Chez Bruno, l’artiste méticuleux
qui manie tous les matériaux neufs ou de récupération,
du plus petit au plus grand (couleurs, papier, bois, mais aussi billets,
tickets de caisse, livres et même mines désaffectées)
se double d’un chercheur qui par ses voyages, ses rencontres
et sa réflexion, est en quête des archétypes
de la pensée humaine à travers ses expressions dans
les divers points de la planète et aux différentes époques
de l’épopée humaine. Pour cela, il commence par
comprendre l’Autre, celui qui vit autrement ou qui perçoit
autrement, tels les aveugles qui l’ont fasciné au début
de sa carrière. On a pu lui appliquer les épithètes
d’ethnologue ou d’archéologue de nos mémoires.
Son Utopia, nom de la maison d’édition créée
en 1981, est-elle le pays de nulle part ou de partout ? Dans
son œuvre, le paradoxe s’affiche dans les alliances de
mots qui choquent ceux qui vénèrent le Livre («livres
interdits», «livres verrouillés») mais qui
sont néanmoins bien à
la mode comme les «livres objets». En jouant ainsi avec
les mots, Bruno exprime l’humilité de l’homo sapiens
plutôt que le désespoir de Sysiphe qui poursuit inexorablement
son chemin, et son humour dissimule une grande sensibilité.
On songe ici aux titres de certaines œuvres («Mine de
rien», à côté de «Mine de livres», «Les
Mi Sphères», «Peau Pierre», ou encore «Amorce» pour
une fresque autour d’un morse entouré de quelques messages
dans l’alphabet du même nom). Mais les igloos de dictionnaires
qui stigmatisent les langues gelées (mais non pour autant
mortes ni disparues) abritent un atelier d’écriture
qui attend ses ouvriers. Par la déstructuration plutôt
que par la destruction, dans le souci de faire sortir les éléments
de leurs structures figées, gelées, de les décloisonner à l’instar
des maisons japonaises, Bruno parvient à récupérer
ces
élément et il les réutilise en les croisant
et en les métissant pour aboutir à
un nouveau tissage, au terme d’une métamorphose qui
n’est pas vraiment surréaliste puisqu’elle vise
l’universel humain dégagé de ses avatars parcellaires
et divers en observant les multiples réalisations variant
selon lieux et époques et tout particulièrement en
scrutant ces monuments, ces testaments, ce patrimoine qu’incarnent
plus que tout les livres pour Bruno Mendonça. A travers les
bibliothèques éphémères, et à travers
toute son œuvre de plasticien et d’écriteur, c’est
finalement l’éternité que poursuit Bruno, pour
lui, la «gloire impérissable» du formulaire poétique
indo-européen (gr.kleos afqiton, véd. aksitam sravah),
pour tous les hommes «un trésor pour toujours» (le
kthma es aie des Grecs).
Chantal Kircher est doyen honoraire
de la Faculté de Lettres, Arts et Sciences Humaines de Nice.
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L’art de l’immédiat
Bruno Lecoq
Elle ne se pose pas sur une commode,
ne s’encadre pas, et ne trouve pas sa place sur un testament.
Non conventionnelle, difficilement étiquettable et légère
comme l’air, la performance artistique ne laisse, pour
la plupart du temps, qu’un souvenir. Parfois quelques photos,
une vidéo, quelques lignes dans la presse. Souvent étrange,
parfois dérangeante mais toujours unique, elle tisse un lien
très particulier entre un artiste, on un groupe d’artistes
et le public. On est dans le show, le concept. Art éphémère
et métissé, faisant appel à toutes les références
artistiques et à aucune d’entre elles en particulier,
ce genre d’expression est régulièrement sorti
de l’ombre par la fenêtre de la provocation : sacrifices
d’animaux décapités, communion avec des tranches
de boudin fait de sang humain (Michel Journiac), mutilations diverses…
Entre surréalisme et dénonciation,
message philosophique et goût de l’absurde, les performeurs
ont souvent détonnés. Et cela ne date pas d’aujourd’hui.
La discipline, inventée dans la mouvance du mouvement Dada,
serait même selon certains spécialistes la forme artistique
la plus ancienne de l’humanité. On en trouverait l’essence
dans la pratique de certains rituels et rites.
Une part de danger
Les artistes performeurs produisent
un acte sur scène, devant un public, acte qui possède
en lui-même une certaine valeur et qui peut
être soumis à des critères esthétiques
et au jugement des spectateurs. Il n’y a pas une école
de la performance à proprement parler, mais une multitude
d’individus engagés sur un même terrain
d’exploration. Difficile à définir,
le genre regroupe une quantité de sous genres qui témoignent
d’une étonnante frénésie de la part d’artistes
qui trouvent dans la performance un moyen d’expression parmi
d’autres. On parlera de performance concrète pour
unifier toutes les actions artistiques comportementales entreprises
face à un public, de happening, de poésie-action, d’art
corporel – ici comme avec Orlan, les limites du corps sont
mises à
l’épreuve dans un cadre artistique, de danse contact… -
Proche du théâtre sans en
être, de la danse sans en être non plus, de la littérature,
des arts plastiques aussi, la performance emprunte à tout et à tous
et plus récemment à la technologie, l’informatique,
aux effets spéciaux, à la vidéo, pour
exister le temps d’une monstration scénarisée
au minimum.
Car il y a toujours une part d’imprévu
lorsque l’on
s’engage dans un dialogue
avec cet autre que constitue le public. Il y a également pour
beaucoup d’artistes une part de danger. Ce fut le cas pour
Bruno Mendonça qui décida en 1976 de s’enfermer
76 heures dans une grotte pour peindre et dessiner à l’aveugle,
dans le froid jusqu’à
l’épuisement. «Je m’y suis préparé pendant
quatre ans dit-il aujourd’hui. Cela a donné des pièces
qui étaient pour moi révolutionnaires dans le sens
où le mélange des écritures avec des crayons
secs et des rotrings m’a permis de découvrir des possibilités énormes
sur le geste incontrôlé et incontrôlable. C’est à la
suite de cette performance que je me suis lancé dans une série
de dessins écriture où j’ai écrit seize
millions de fois le même mot pendant sept ans, entre 1977 et
1982». Pourquoi pas ? Sa définition de la performance ? «Une
intervention sur une idée qui est développée
sur le papier. Après je fais une liste d’objets dont
j’ai besoin, après j’établi un timing des
contrainte techniques, une scénographie.»
De nouveaux horizons
Que ce soit Bruno Mendonça,
Ben, Richard Piegza, Didier Sihol, Michel Giroud… la performance
- leurs performances - touche différents domaines de l’art
contemporain sans y pénétrer totalement. Elle garde
son autonomie. La performance ne s’engage en rien de façon
définitive, elle garde toujours un aspect critique. C’est
un concentré d’énergie dans le temps qui mériterait
sans doute d’être redécouvert alors que de nouveaux
moyens s’offrent à elle et que le genre peut être
renouvelé. Car après avoir été conçu
avec des bouts de ficelles, cet art pauvre n’est pas mort pour
autant. Les anciens continuent d’en faire lorsque l’occasion
se présente. Elles sont rares et les festivals du genre ont
presque tous disparus.
Ce qui n’empêche pas
les nouvelles performances d’être techniquement bien
mieux épaulées aujourd’hui qu’hier. Les
artistes - qui
élisent le plus souvent des galeries les soirs de vernissage
- pensent à
laisser des traces avec des photos numériques, des vidéos
bien travaillées, bien montées et des bandes-son réalisées
avec l’aide de musiciens qui travaillent correctement…
Ces témoignages, qui vont
peut-être enfin permettre de matérialiser la performance
et permettre une plus large transmission de son esprit, ouvrent des
horizons qui n’étaient pas apparus jusqu’à maintenant,
sauf
à quelques vidéastes, de plus en plus nombreux à nourrir
leurs œuvres de performances.
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L’œuvre-livre
Du rapport au texte dans
l’œuvre
de Bruno Mendonça
Vannina Maestri
La pratique artistique de Bruno
Mendonça est multiple (peinture, dessin, performance, sculpture…).
Je voudrais m’arrêter ici plus particulièrement
dans ce court texte au rapport écriture/arts plastiques dans
son travail. On peut remarquer que l’écriture, c'est-à-dire
le texte ou la pratique d’écriture elle-même est
omniprésente dans son œuvre. Partons de la Performance
de 1976 (peindre et dessiner dans une grotte sans aucune lumière)
qui déclenchera une série de dessins-écritures.
Soit écrire 16 millions de fois le même mot pendant
sept ans. En 2000 on aboutit à la réalisation de l’igloo
de dictionnaires. En parcourant son travail, on s’aperçoit
que les
« objets » fabriqués par B.M. ont pratiquement
tous une fonction liée
à l’écrit. A l’intérieur des sculptures
murales on trouve des messages, des jeux de mots, des proverbes… bref,
du langage. On peut lire des histoires à
l’intérieur de la sculpture, en penchant la tête
pour déchiffrer. C’est-à-dire en étant
actif physiquement devant une œuvre qui ne se feuillette pas
mais qui en trois dimensions ouvre l’espace aux textes divers.
La question que l’on peut
se poser est : cet artiste est-il un écrivain ?
L’écriture serait alors mise en forme, mise en espace.
Dégagée de la linéarité inscrite dans
le livre, le texte prend une dimension nouvelle. Il s’ouvre,
se déploie, oblige le spectateur à
« l’action de lire ». Texte-matière,
texte-plastique, la redéfinition de l’écriture à l’œuvre
(inscrite) dans son travail pose la question de l’inscription
du langage et de sa place dans le champ d’une nouvelle pratique
d’écriture.
Qu’est-ce qui reste maintenant
du langage de la littérature, de la transmission du savoir
dans nos sociétés ? Je pénètre dans
l’igloo : autour de moi l’empilement des dictionnaires
paraît légèrement parodique. Cette mise en place
du langage, du sujet de l’écriture est-elle à
prendre au pied de la lettre ? J’interroge l’ordinateur
(relié à l’igloo), petite boîte dans l’autre
boîte. Tout ceci, cette installation, questionne ma mémoire,
l’emplacement de mon geste d’écrivain.
Par ailleurs la verticalité de
l’œuvre écrite, sa stature monumentale (on entre
dans l’igloo, dans l’espace-texte) réifie le (les)
texte (s). Qu’est-ce que l’écrit dans notre culture,
quelle est après tout sa fonction ? Les œuvres
plastiques mises en espace par B.M. s’apparentent de manière
troublante et sont visuellement proches au premier abord des œuvres
d’“art premier”. On pourrait d’ailleurs s’interroger
sur cette volontaire ( ?) proximité. Pourquoi approcher
de l’art dit « primitif » - arbalète,
masques, meubles de rois, boomerangs…-sans qu’il y ait
une parenté ou une identité véritable. Est-ce
pour mieux interroger et mettre à distance l’élément écrit
des œuvres elles-mêmes ? L’art contemporain
retient souvent les formes « primitives » et
usuelles pour dire autre chose, pour signifier une occupation de
l’espace absolument différente. Et quelle est-elle ici
sinon la volonté de donner à l’écrit,
aux narrations, aux locutions, à l’histoire d’une
langue, sa plasticité absolue ?
L’igloo ; le mot répété ;
on a dans ce travail des textes comme objets d’appréciation
extérieurs, comme faisant partie au même titre que la
boîte, le meuble, l’arme, le bois … au monde.
L’écrit est une partie de l’ensemble. Une nouvelle
horizontalité surgit alors : l’écrit, le
langage est objet. Il est plastique. Il fait partie de la construction
de l’œuvre. Physiquement et intellectuellement il donne à voir – comme
la forme arc, la forme igloo, donnent à voir.
Il est – le langage – le
devenir igloo, le devenir arc. Sortir du livre, sortir de la pagination,
sortir de la narration éculée, répétitive
et porteuse d’une idéologie hiérarchique et hégémonique
de la culture occidentale, c’est ce que B.M. nous donne à voir,
installe depuis toujours dans son travail. Il nous donne à appréhender
la réalité d’un monde à
la fois parfaitement fini dans lequel l’allusion et la mémoire
prennent forme dans un devenir-monde unique et cependant repérable,
et à la fois parfaitement ouvert et infini. Les pièces
de son œuvre sont toujours inscrites dans une infinitude de
définitions, une multitude d’inscriptions.
Enfin l’équilibre des œuvres
et de leurs composantes vérifie la particulière fragilité mais
aussi la particulière force de la matière comme mémoire.
Et que le langage soit contenu dans le bois, dans l’architecture
ou dans la surface plane du croquis ou que le langage soit utilisé comme
tel indifféremment, cette matérialité, ce geste
donnent à l’ensemble une identité
bien particulière mais aussi une cohérence absolue.
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Le chantier mental de Bruno
Mendonça
Pierre Tilman
Bruno Mendonça fait partie
de ces créateurs qu’on ne sait trop comment nommer.
L’histoire de l’art est en mal de tiroirs où serrer
ces espèces d’artistes. Au rayon des étiquettes
langagières, il y a comme un trou, un flou. A quelle sauce, à quelle
mode, les ranger, les manger ? Mendonça est partout et
nulle part. Dessin, gravure, peinture, performance, vidéo,
écriture ; toutes ces cases lui conviennent, mais aucune
ne saurait lui suffire. Il est tout à fait moderne mais ses
objets sont sans époque. Il est d’Asie et d’Occident.
C’est un moine du Moyen-Age qui aurait vécu au siècle
des Lumières et dont le projet encyclopédiste serait également
une œuvre au noir, obscure et alchimique.
Où est donc Bruno Mendonça
?
II est dans son chantier mental.
Il nous raconte une histoire naturelle.
Comme Robinson dans son île, réduit à l’état
de nature, il se recrée son humanité, sa culture. Dans
l’épreuve et la nécessité. Avec la sérénité,
la calme certitude de celui qui sait qu’il fait œuvre
utile.
Il reprend en main le langage, le
langage dans son entier, il le fait sien, il le vit jusque dans ses
moindres recoins. Pour ce faire, toutes les techniques lui sont bonnes.
Il les façonne, les réinvente et ainsi, par l’exercice
d’une lente minutie, par la discipline de l’outil, il
sacralise ce qu’il touche. Mais de quel sacré s’agit-il
? Quelle quête, quelle ferveur ?
Là encore, les mots hésitent à nommer.
C’est du haut bricolage, de
la haute façon. Toute une modernité, aujourd’hui, échappe
au prêt-à-porter de la consommation de masse des marchandises
culturelles. Et, c’est plus dans la musique, la danse, le théâtre,
le cinéma que l’on risque de la rencontrer, dans cet
opéra multi-médias qui abolit les frontières
entre le son, l’image et le mot, qui joue avec le corps et
mêle le temps à l’espace.
Il y a quelque chose d’élémentaire,
de fondamental dans ce que fait Bruno Mendonça comme si le
jeu formel n’était pas seulement une fin en soi mais
devait poursuivre quelque but, entrer en communication ; par
exemple, pratiquer la rencontre d’une pensée subjective
avec la multiplicité et la rapidité des informations.
Une telle exigence établit forcément un lieu de d’entente
et de complicité entre les rêveries artistiques et scientifiques.
Il existe une méthode Mendonça
et un discours formel de celle-ci, dans l’utilisation des couleurs,
l’application du pinceau, les choix des différents matériaux
et les différentes façons de les traiter et de les
assembler, etc… C’est pour cela que la fabrication de
livres semble si bien lui convenir. Pour l’artiste, le livre
permet en effet de faire aboutir une série de façon
systématique. Ce que ne lui permet pas réellement le
tableau. Le livre est également un objet qu’on peut
transporter, qui n’est pas mural comme la peinture. Et quand
on transporte l’objet-livre, on effectue un transport de connaissance,
un dépôt de savoir, non pas immatériel, mais
qui a son poids, son odeur, sa texture, gravé dans la pâte
et dans le bois. C’est un savoir non coupé, non séparé,
uni et relié, qui se touche avec les yeux certes, mais aussi
avec les autres sens, avec la main, avec le corps. Les livres que
crée Mendonça sont des planches anatomiques qui réhabilitent
le corps car on les lit avec son corps et à travers lui. Ils
s’ouvrent et se ferment sur leur secret comme s’articulent
l’intérieur et l’extérieur du corps. Ils
gardent les traces des blessures et des caresses. Ils racontent des
histoires de mise à plat et de relief. Ils mettent de la sculpture
dans le dessin, dans la peinture, de la matière dans l’écriture.
Chaque accroc qui vient perturber la séduction du bel ouvrage
a son importance, chaque dénivellation, chaque différence
d’échelle.
Si l’on pouvait tenter de
réduire l’œuvre de Bruno Mendonça
à un seul projet, ce serait peut-être celui d’obliger
le regardeur à traverser les hiérarchies culturelles,
a pratiquer une lecture à la fois dispatchée et synthétique,
faite de ponts, d’associations, de confrontations et du fractionnement
des perceptions. Ce serait celui de faire entrer dans l‘espace
de l’œuvre la marque des temps multiples et de donner
les équivalences plastiques des reculs de la vision et de
la mémoire.
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The Impossible
Library
Tita Reut
«May I be
greatly offended and crushed, if in one being, in one instant,
your enormous library
is justified.»
«The Library
of Babel», Jorge-Luis Borges
In the œuvre
of Bruno Mendonça the book is structured such that its natural
extension is the library. Just as
peoples and religions
find their identity in sacred books, the books themselves are,
in turn, a population that takes on a figurative as welle as material
dwelling place, that is, the space where the mental and corporeal
dynamics are elaborated in thier necessary withdrawal, stability,
and slowness. Even enclosed in its binding, half-asleep on its
shelving, the written word, before being «the turned book»,
according to the nice title of Ouaknin, the original text of which
all culture searches for the trace trough the rite of opening as
welle as visual and conceptual progression, forever incarnates
the firebrand that thought designates to remain alive. Bridge between
writer and reader, between generations, vehicles of intelligence
that themselves have links and various interconnecting elements
; place, the liber, this cortex prior to the papyrus, of which
the organized pages of the codex will facilitate comparative study
(unlike the volumen, the role that one unrolls), pillar and pivot
of individual and therefore collective liberty, if only one could
establish an incongruous liaison between the homonymic etymologies
of «liber», libre (French=free) and livre (French=book)...
The thirty Ephemeral
Libraries conceived by Bruno Mendonça over eight years (1992-2001)
surpass the standard idea of the library, becoming a universe or
utopia, a sureal or transgressive cosmos, non-places that cross
through appearances to enter a world of fiction. For this reason,
Bruno Mendonça introduces in his œuvre not the aleatory,
but rather a paper chase probably acquired from his love for sports
and his ability to deal with setbacks, activities through which,
by the way, he meets members of the Oulipo. In Bible he captures
a sense of a liturgy : an introductory ritual in another frame
of reference, parallel, initiatory. As e result, he defines an
esotericism for which he alone sets the rules, an abstruseness
the solutions for which respond to an esthetic, that is, to a proposal
for classification : construction and organization are, in
effect, the major axes of these sometimes monumental installations.
Through this freedom
of invention, Bruno Mendonça demonstrates that within a
fixed and controlled method such as archival organization «it
is not the rule that is guardian over us, [but] we who guard over
the rule.» (Bernanos in Le Dialogue des Carmélites).
The library is inferred in his œuvre from the thought of
the book. Put otherwise, it is an antidite against disappearance.
The write shows the way to deceive death. And, as with Theseus,
the reader follows the perceptive lead of the artist, who - like
Ariadne – guides him. But, in this temple, the minotaur is
just the first step : a menacing internal figure against the
ineluccatble without end.
As with all types
of nourishment, books and reading have a symbolic value. As the
holder of virtual library or, to emply a different juxtaposition
of words, ephemeral libraries, Bruno Mendonça proposes that
his reader celebrate not hte meditative duration of reading, but
the event of crossing through his œuvre, the intimate and
the pleasurable, through a network of syntheses that he skillfummy
implements. Aside from the fire that would attest to an auto-da-fé,
he dramatizes the elements in the various states (air, water, ice) ;
for materials he utilizes relatively stable features of nature
(wood, metals) and the relatively unstable (seaweed), as well as
a palette of artificial materials (polymers). He employs various
practices (crushing, cutting, inclusion, painting, designs, mechanisms),
playing as much with movement (the
passing public,
poultry in transit, wagons on rails, the pouring of liquid, lighting...),
as with fixed elaboration. He creates a metaphor from the collusion
of several milieus and delivers a thought of mixture that reveals,
in him, the «zoon politikon» and a thought of social
interbreeding. Paradoxically, this œuvre constructs an image
of communion between cultures, of communication of knowledge on
the idea of the ephemeral and of destruction : thus, the Inhalation
of the Great Shark presents a soup of photocopied plans boiling
in a pot. This is a mimesis of mental work, the resulting projects
of which are going to self-destruct or polymerize in their juice.
Smells, sounds,
music from new instruments, projections, scores, palettes, ballets...
contribute to a questioning of knowledge. Bruno Mendonça
makes rreference to knowledge, but it is a knowledge enclosed :
books are imprisoned, diverted, made into masonry or put into
collages, transformed into architectonic elements, igloo bricks
which have themselves become the dwelling, the receptacle, and
the vessel of man that encloses creation in hismental cupola. It
is a trapvade-mecul in the sense that Bruno Mendonça
shows how it is in keeping with the transmission of the book, with
the
«Tas des échanges» to use the title of a performance
of Arman that utilizes the notion of exchange, a whole that « turns »,
that enters and leaves without emptying : thus is the library.
Bruno Mendonça affirms his chosen proximity to Robert Filliou,
another agitaor that subverts the signification and location of things.
The sensitive and symbolic web thus woven, Bruno Mendonça
examines truth and false hood. Real unreadable books pose the problematic
of discourse. It has to do with the sign of the book, its model,
its allegory. The concept of the book thus results in a work of maieutics
on the book. False unreadable books : imitation or saturation
of a free form developed into something legible. He knows, as Borges
puts it in his «Library of Babel», that «it is
sufficient that a book be conceivable for it to exist».
Similarly, the
archive serves a game of diversion : false game without rules,
without partners, and without exit, false library. Test runs are
left (in a circle, in isolation, or in a mine : bosom,
womb, buried area), as well as chessboards, squares, and homothetic
spaces, like with Rorschach. The books take on the symbolism of
the box (so dear to Joseph Cornell, who lived-oh, illusion of chance-in
the Utopia neighborhood of New York) or that of imaginary cartography.
The monumental is at work and challenges the grandeur of
nature (Mine of Nothing, Nine Faults Library, Cortext). Following
the example of Christo, Bruno Mendonça invests in assembly
teams for his in situ projects. Beyond his book-life cathedral,
the library touches upon land art.
Upon flipping through
the plans for non-realized projects one almost has the impression
that they develop on a large scale the inventiveness that Bruno
Mendonça deploys in his book-like works and make one think
of the manuscripts covered with cabalistics signs drawn by Gérard
de Nerval and found at his house after his death. One could even
affirm that the book, as enclosed space, dwelling place and monument
is not only an idea found in the hand-written work of Bruno Mendonça,
for it is already foreshadowed in the illuminated incunabula of
the Middle Ages. Reduced to forms and pigments, the letter goes
beyond lettrism, surrealitu exceeds surrealism, the obsessive conquest
of void. The presence of calligraphy, ideograms, masks is mixed,
alternating with clear colors to invite the reader into an oeuvre
that will now be interactive («The colors will stay bachelors»,
Bruno Mendonça affirms). The titles of the libraries themselves
do not refuse the surrealist link : Biblieau (from bibliothèque,
library and eau, water), Mine de Rien (Mine contains the idea of
a mine plus a false snese of nothing, while de rien means «of
nothing»), Car espaces de tortues (Carapace de tortue means
the «shell of the tortoise», and car is a vehicle),
the linguistic and semantic variation drawing with them the image
and its concept.
Just as the books
of Bruno Mendonça are placed beyond the text, so his libraries
create sense beyond the book. They are false mandala and labyrinths,
propositions for impossible communication like the graffiti that
since the eighties has covered the walls of western cities and
shows, with a style lacking both letters and words, a desire for
expression that ignores both content and language. There
one exchanges the will to exchange. Pact and necropolis, a sign
of recognition, through the œuvre, this time, begin a dialogue
differed in time. The library, in this sense, isthe place of the
imaginay link, and each volume accomplishes the duties of an impossible
operation : the appropriation of a story in the book. For
the library of Bruno Mendonça does not contain the œuvre :
it is the œuvre itself. Mendonça thus links up with
the tought of Joseph Gugliemi, who maintains that «each library
is incomplete, imperfec t since the writer and the poet have the
effrontery to always add another title to the myriad of books as
if they were non-existent and not achevied».
The other thought
that comes from considering the book as a function of the library
is that of space and time : it is a pivot of temporal knowledge
by virtue of its conservation of the past, cataloging of the present,
and transmission, an educational collection in the modern section
of which is found – and this is something Bruno Mendonça
incorporates through the use of video – the unconquerable
rock of Sisyphus. This cultural unversalism is to be distinguished,
of course, from the present globalization of culture. This library
that owes itself to the imagination to correspond to the whole
of knowledge, to the obsolutism in which the notion of choice – and
therefore the «bad book» - would be excluded, is doubtless
an illusion. «When one proclaimed», Borges dreams., «that
the Library would encompass all books, the first reaction was extravagant
happiness» ; It is ironic mockery of Lukacs since this
eternal intermixing that the œuvre reiterates occurs, not
upon reading, but upon each visit of the public.
One sees in a concentrated
form the synthesis that literature makes : support of the
sacred (faith, the religious), of rules (law, politics), of the
subversive (the self, the individual), and of the era (king, ephemeral),
elements that the book either comforts or questions. «Our
immense libraries, the common receptacle of the productions of
genius and the trash of man», Diderot wrote.
Time is therefore
abolished in these libraries of Bruno Mendonça, where the
imaginary dimension multiples mixture. They are itineraries to
interpret since thier heterogenous elements are presented like
the itineraries of a city with its enclaves of the past that surge
up in an incongruous affirmation. A whiff of archaism is present,
undifferentiated by our ignorance of detail but identified by a
global and general knowledge of a common history recognized as
a common bond from many sources. I think of Biblos, where various
waves of occupants build on the destruction and reuse in stratum
(horizontal Greek supporting columns) a diverse mixture of architectonic
elements. This is homage of an iconoclastic sort. The elements
are distant, yet fundamental, even if one waits to name them. Such
are books, presence itself, expressive, yet silent. They are the
guardians of knowledge, safeguards against the immobility of a
nothigness on the lookout for mental laziness, not fot intellectual
lasciviousness, not for desire but for indolence.
The library is
a cemetery and breeding ground, lake and source. For «the
book is a second life, like the dream, but it is a dream that lasts
since in being readable it has the power to be repeated»
(Bernard Noël, «Le Lieu des signes» - Creative Imagination).
But, the library… From
the Alexandria of Hypatia to the Bueno Aires of Borges, space and
time are libraries. Instruments of the mind, half-palace, half-catacombs,
where the human race consigns the delights and horrors of its history
and the fantasies of its poetry and its art… To enter, to
enter there is like to die, to run the greatest risk like the master
and the novice of Name of the Rose… In the labyrinth of
the Abazzia…
There one loses
one’s signt and one’s mind, in the library, one verges
on Hell, from Socrates to Sade, from Homer to Dante and Mallarmé… from
the Bible to… Kapital… All the evils, all the words
are condemned to be imprisoned there… In the night
of the bookshelves…
Bruno Mendonça
affirms that the library functions like a book of which il will
forever hide an enigma.
***
Corps-texte
Kathy Rémi
En 2003, une série d’événement
vient nous rappeler que, depuis 1973, Bruno Mendonça (né en
1953) creuse la notion de corps-texte : rétrospective
au Château de Carros, photographie d’un parcours à la
chapelle des Pénitents à Vence, Construction de l’Igloo
de dictionnaires, à Carros. En regard on abordera son travail
par la lecture du catalogue des Bibliothèques
éphémères édité par l’Ormaie
pour lequel des textes ont été écrits notamment
par P. Tilman, R. Monticelli, Ch. Arthaud, F. Altmann, ou J. Hubaut.
Au commencement, était le
corps. Mise en jeu du corps qu’on clôture (Enterrement
76 h, 1976) qu’on enrobe, qui s’articule sur une moto
dont on parle (voir son texte pour Intact n° 4, exposition à l’Art
Marginal, 1977).
15 toiles-substituts du corps sont
immergées 3 mois dans le lac de St Auban puis exposées
en 76. L’artiste se voit en aveugle (24 h d’écriture
braille à Bordeaux en 77). Il travaille sur l’invisible
du corps, insère des radiographies dans ses œuvres.
Tout son travail, performances,
peintures, écriture, met en
évidence le mot dont il se sert pour tramer de magnifiques
desseins géométriques : FUSION.
A partir de 77 commence à fonctionner
sa maison d’édition de livres uniques, UTOPIA dont Cortex
(4m x 2) qui est le prototype d’un futur livre de 40m x 20m.
«Un éclaté du
corps humain qui marque une progression proche de la musique répétitive
avec des ruptures au niveau formel, une recherches d’autres écritures,
le brassage de certaines interrogations par rapport à
l’espace, à la problématique Figuration/abstraction…Un
grand œuvre».
C’est un nouvel axe de travail :
le projet d’installation où fusionneront plusieurs
techniques. Le corps humain est instrumentalisé, le corps
du livre bétonné, pressé, coagulé. Les
Architectures neuronales (90) sont figurées par de petites
bobines où s’enroulent des textes
étranges (utilisant parfois un alphabet original), qui sont
reliées entre elles pour le tissage d’une pensée
illimitée.
Le corps est constamment sollicité pour
répondre à la question récurrente des limites
de le vie : que ce soit pour jouer au squash (projet Squash
Bibliothèque en cours), aux échecs (performance Echecothérapie
ou Chess earth game (en France et en Pologne) ou au ping-pong, la
rapidité, l’agilité, l’endurance sont convoquées,
et Bruno Mendonça s’impose dans la compétition.
Peu à peu, ce corps inventorié et
exposé, devint l’équivalent d’une bibliothèque
universelle. Des projets visant à installer ces bibliothèques
en utilisant l’immensité d’un volcan, d’une
rivière, d’un glacier vont autoriser son corps à dépasser
ses limites par l’intermédiaire de
milliers d’ouvrages à leur
tour dépecés, écorchés, collés,
vernis, où s’insèrent des éléments
technologiques, le corps vivant et incommensurable de l’artiste
apparaît non pas vidé de sa substance mais au contraire
infiniment plein comme ces boomerangs capables de faire le
tour de la terre en déversant leur contenu : des palindromes écrits
en cent langues contribuant à ensemencer l’univers par
une parole poétique. Car l’écriteur, comme il
se définit, titre ses œuvres Anamnèse, Lecteurs
au long souffle, Tenere lupum auribus, Ok sa lèvre
cervelas ko…
A partir de juin 2003, l’Igloo
de dictionnaires circulera dans des musées et es médiathèques
pendant cinq ans. Fabriqué à Carros par les
élèves de D. Bégoin au Centre d’ apprentissage
professionnel, et terminé par les élèves du
Collège de Carros, sous la responsabilité de leur professeur
Ph. Le Gac, l’Igloo de dictionnaires (4m de diamètre)
cimentera des centaines de dictionnaires universels parmi lesquels
seront insérés à 1,40 m de haut trois
écrans d’ordinateur. Des intervenants-anonymes introduits à l’intérieur
de ce corps-igloo enverront à sa périphérie
des textes qui seront sauvegardés. Une sélection paraîtra
dans «Les Chroniques des Fontes», ouvrage collectif publié par
la Ville de Carros.
En 30 ans : 24 expositions
personnelles en France ; 71 expositions collectives (Europe
et Etats-Unis). Plus de 35 performances en Europe.
***
Bruno Mendonça où l’idiotie
articulatoire du don
Jacques Sivan
Etre c’est (s’)articuler.
Le monde est articulation. Le monde bouge et parle. Là réside
sa richesse, son hétérogénéité.
Ce n’est pas donc un hasard si la quasi-totalité des œuvres
de Bruno Mendonça sont articulées : présence
de charnières, de tiroirs, etc.
Les différents objets que
me présente Bruno m’invitent à
faire jouer leur multiples articulations ; je m’incline, je
tends mes bras, j’écarte mes doigts, j’actionne
mes
propres articulations pour articuler
les objets. L’objet m’articule. Je suis articulé/relié à l’objet.
En me reliant à lui, je me livre : l’objet me relit,
m’ouvre, me déplie, tourne mes pages. Je suis le livre-objet.
Je suis le livre objet du livre que je suis devenu en présence
de l’objet que, malgré moi, je relie à moi en
tentant vainement de me/le lire.
Plus je m’articule, moins
je sais en parler. En faisant aller et venir un des panneaux de cette
Petite tour de Bambel, je me rends compte que la langue, qui mécaniquement
se révèle, m’est familière mais ne me
dit absolument rien. Elle ne me dit pas plus que l’autre côté du
battant qui est absolument noir.
Je fonctionne bien. Je suis bien
huilé. Mon mouvement articulatoire est absolument muet. Il
est tellement discret que je ne remarque même pas sa présence.
Peut-être suis-je le/ (au) creux silencieux par lequel/ (où)
la langue se/ (me) plie.
Parce que je ne suis qu’articulation
je me palindrome (première ou troisième personne
du singulier ?). D’où que je vienne, et quoi que
je prononce, je n’en finit pas de dire la même chose.
Plus je m’agite, plus je me déplace, plus je reste là où je
suis. Que je parte de la gauche ou que je parte de la droite ce sont
toujours les mêmes phrases qui, obstinément, s’articulent :
Esope reste ici et se repose ou Ok sa lèvre cervelas ko.
Des phrases idiotes, des phrases
sans queue ni tête. Je suis un boomerang qui ne cesse d’arriver à l’endroit
d’où il vient. C’est pourquoi je n’ai pas
de secret. Je suis toujours en terrain connu.
Pourtant je ne m’ennuie pas.
Les allers et retours que je ne cesse d’effectuer m’apprennent
que rien ne s’est passé durant mon absence. Par
«rien ne s’est passé» je veux dire qu’apparemment
il n’y a pas eu de passage, pas eu de changement, pas eu de
mouvement : je suis bien parti, je me suis absenté et
pourtant je suis toujours à l’endroit où je suis.
Cet endroit m’est bien sur
familier, puisque j’ai la sensation de ne pas l’avoir
quitté.
Cependant j’ai l’intime
conviction qu’il m’est interdit comme le serait un Livre
interdit. Je ne sais quoi dire face à son mutisme. Ce silence
mutuel n’est pas un vide.
Il est au contraire extrêmement
compact. Compact de toutes ces re-liures-langues qui font que je
suis violemment ce que je suis : gare à celui qui se
trouverai sur le chemin du boomerang que je suis au moment où je
reviens à l’endroit que j’imagine ne pas avoir
quitté, mais que je ne reconnaîs pas tout à fait!
Ne me reconnaissant pas vraiment, mon identité est loin d’être
fusionnelle ; elle a cependant la densité d’un
livre où même d’une bibliothèque (tant
l’accumulation de mes allers et retours palindromiques est
phénoménale) en teck ou, pourquoi pas, d’un Igloo
de dictionnaires constitué me dit Bruno, de “Tous les
dictionnaires de toutes les langues, de phonétique, de synonymes,
dictionnaires bilingues, et de toutes les langues de pays inscrits à
l’UNESCO (lesquels) seront utilisés comme des briques,
cimentés les uns aux autres”.
Mais ce feuilletage excessivement
compact de mon/ (mes) identité(s) (au point d’être
dur comme du bois ou comme un bloc de glace) n’a, en réalité,
pas plus de consistance que glace au soleil. Cette identité qui
me semble être la plus irréductible, la plus stable,
la plus solide ne cesse en réalité de s’écouler.
Ainsi les Vingt-deux bibliothèques congelées à propos
desquelles Bruno m’explique : «l’eau récupérée
de la fonte des
bibliothèques congelées sera mise en bouteille.» Et
il précise : «sur l’étiquette figurera
la date, le lieu, les partenaires».
Si l’identité que je
pensais être une et inaltérable s’écoule,
se dérobe, elle ne se perd pas pour autant. En se déprenant
d’elle même, en se dé-composant, en se dis-séminant,
non seulement elle révèle l’hétérogénéité des
identités «les partenaires»; des temporalités
et des emplacements par lesquels je m’avère être
ce que je suis, mais par le fait même, et dans le même
temps, elle ressème ses identités, ces temporalités
et lieux qui me constituent afin que je sois à nouveau ce
que je suis au moment et au lieu où je dois précisément
et nécessairement être.
Cette question du hasard (interaction
infinie des identités qui me composent) et de la nécessité est
au cœur de l’œuvre de Duchamp lequel fut, comme
Bruno, un grand joueur d’échecs. Duchamp, grand admirateur
de Mallarmé, ne désavouerait pas cette fameuse formule
du poète «RIEN N’AURA EU LIEU QUE LE LIEU» ;
Lieu de vitesse et d’arrêt, celui de l’articulation.
Articulation qui, parce qu’elle
n’a d’autre prétexte qu’elle même
n’est qu’un don pur, un don idiot. Don qui, en définitive,
n’en n’est pas un, puisqu’il est dépourvu
d’intentionnalité. Don que l’on pourrait décliner
comme suit en partant du vers de Mallarmé :
Un coup de dé jamais n’abolira
le hasard.
Etymologiquement hasard vient de
l’arabe az-zahar «le dé».
Un coup de az-zahar jamais n’abolira
le hasard.
Un coup de dés jamais n’abolira
le dé.
Toujours selon l’étymologie,
le mot dé vient du latin datum, pion de jeu, de dare, donner.
Le dé c’est du don ;
hasard = dé = don hasard
= don don = hasard
Le don, parce qu’il est pur
hasard, est exempt d’intentionnalité.
Cependant il n’est pas tout à fait
gratuit puisqu’il engendre sa propre nécessité.
Il n’est pas non plus, en dépit des apparences, une
fatalité. Ne générant pas pour lui-même,
ou pour une quelconque extériorité, de cause ou d’effet,
d’origine ou de fin, il est parfaitement inexplicable.
Le don est idiot.
De même la langue (qu’elle
soit poétique ou plastique) c’est aussi du don, du hasard,
puisqu’elle est pour elle-même, et sans intention (subjectivité aléatoire,
indéfinie), son propre don. Mais ce don apparemment singulier
n’a pas le pouvoir d’abolir LE hasard, étant donné que
LE hasard et le processus d’apparitions/disparitions à répétitions
qui l’accompagne sont à
la fois la condition et l’aboutissement toujours renouvelés
du mouvement qui anime LE don en le faisant être ce qu’il
est. On est donc en droit d’affirmer avec Mallarmé que «Toute
Pensée (que toute écriture digne de ce nom) émet
UN Coup de Dés», que toujours «RIEN N’AURA
LIEU QUE LE LIEU» et
- Qu’UN coup de dés
jamais n’abolira LE hasard.
- Qu’UN hasard n’abolira
jamais LE hasard.
- Qu’UN don n’abolira
jamais le don, dans la mesure
Où le premier permet la manifestation
du second dans Toute son évidence, sa gratuité
Tel est me semble-t-il, le don qui
nous articule et auquel Bruno Mendonça nous convie.
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