Kabakov contre Kabakov
Monumenta au Grand Palais
Depuis des décennies, je suivais le travail de cet artiste russe de maintenant 80 ans. J'avais été totalement séduit par son travail bien avant d'avoir lu la moindre critique ou un article sur lui. J'y avais bien décelé son regard acéré sur le monde, la vision désenchantée de quelqu'un qui avait cru au socialisme, à la marche du progrès, à l'avenir radieux de l'humanité, mais qui en était totalement revenu. Les choses n'avaient pas tourné de la bonne façon. La bureaucratie et l'égoïsme avaient tué l'idéal.
Les univers que nous dépeignait Kabakov disaient cette déception, cette désillusion, mais il le faisait avec un humour un peu décalé, désillusionné, mais goguenard. Il nous montrait le "pas fini", le geste arrêté, le "à quoi bon continuer", l'insensé, le "je n'ai plus d'envies"...
Les pinceaux plantés droits dans les pots de peinture asséchés, le mur à moitié peint, les carreaux de verre posés par terre, couverts de poussière, dans l'attente d'un improbable vitrier qui ne viendrait pas, les loupiotes minables éclairant des intérieurs tristes à pleurer, les lits défaits, comme abandonnés, les ratages assumés.
Ses installations créaient des atmosphères déprimantes aux couleurs sourdes et muettes, avec juste le minimum de lumière pour nous montrer cet univers quasi psychotique de l'homme en dehors de soi, contraint et forcé mais qui a baissé les bras, abandonné le jeu, qui se laisse aller, n'a plus d'illusions ni de croyances, qui rêve de se projeter dans l'espace avec des minables ressorts... Tout cela a été analysé comme la vision sombre d'un russe au sein de la société soviétique des années 60, un monde lugubre où l'homme en est réduit à forclure l'espoir, mais Kabakov allait bien au delà, il nous présentait une métaphore de l'humanité toute entière avec ses doutes, sa dépression assumée, sa désespérance intranquille. Un univers sans espoir, ni même l'idée qu'un quelconque changement sera possible.
On était alors dans une œuvre riche, foisonnante, bourrée d'idées. Chacune de ses installations racontait quelque chose de ce monde avec une ironie mordante, un sens du détail attaché au moindre objet : tâche de poussière ou de peinture, murs gris crasseux, lampes électrique salies, lumières blafardes.
Il nous assénait sa critique radicale des collectivités humaines, de l'homme à qui l'organisation sociale refuse l'espoir, qu'elle a en quelque sorte exclu. Les gueux doivent vivre comme des gueux des détritus que la société de consommation veut bien leur laisser. Un monde injuste au mensonge social assumé, soumis au cynisme des puissants qui, eux, se départent des règles qu'ils ont votées. Les lois ne sont pas pour eux...
Mais il n'y a rien de cela dans cette Monumenta, une installation surdimensionnée, peu maîtrisée.
Cette "cité idéale" est à l'opposé du travail de Kabakov, des Kabakov, comme on dit maintenant, car il crée avec sa femme. Est-ce à elle qu'on doit cette version fantasmée d'une cité cosmique entourée par une noosphère qui contiendrait toutes les idées du monde qu'il s'agirait de capter avec des appareillages de bois et de terre ?
Que dire de cette "cité merveilleuse" où l'homme fréquenterait les anges (très à la mode aux USA) et chercherait des portes visibles seulement à une heure particulière de la journée ou de l'année, des portes qu'on pourrait traverser pour atteindre un monde parfait.
Des réflexions pseudo mystiques modernisées à la sauce New Age, très loin du Kabakov au regard acéré sur l'humanité.
La réalisation technique non plus n'est pas au point. Les espacements des murs sont mal proportionnés, trop éloignés pour rendre un effet de ville. Les maquettes des machines destinées à atteindre le nirvana, à part deux ou trois, ne font pas rêver. Les dessins sans intérêt (surtout on les rapproche de ceux des machines de Léonard), les ambiances peu propices au recueillement.
Seules les deux églises, et le musée vide disent quelque chose d'autre que cette tendance platonicienne à vouloir un monde idéel. On y retrouve les vieilles peintures à la mode stalinienne, une ambiance plus kabakovienne, mais XXIe siècle oblige, mieux ripolinée, plafond de bois moderne sauce durable, beaux carrés blancs pour recouvrir les traces de l'ancienne idéologie picturale. À la place du Jugement Dernier, une tâche noire en attente d'un dessin (dessein) de l'artiste.
Cette installation est atonale. Contrairement aux œuvres précédentes, elle manque de densité et de souffle.
Au pied de la coupole colorée, œuvre totale, se voulant synthèse de sons et de couleurs, des musiciens viennent combler le manque d'intérêt et le vide d'idées que cette installation distille.
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