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Hendrik Kerstens / Regard Paola
Paola regarde son père qui la regarde. Il fait plus que la regarder, il l'observe, attend quelque chose. La lumière, la tenue, la pose sont longuement préparées, mais le déclic doit se faire dans sa tête en même temps que son doigt appuie sur le bouton qui va déclencher la photo-graphie, c'est-à-dire l'écriture avec la lumière.
Même si cette décision est toujours préméditée, préconçue, pré-vue par le photographe, le choix de l'instant n'est pas anodin. Il naît en partie de l'inconscient, de notre mémoire
visuelle, de sujets qui rappellent quelque chose : "On dit que j'imagine, c'est pas vrai, je me souviens." (Van Gogh). En ce sens, l'image est plus du domaine de l'intelligible que de celui du visible ou du sensible. Devant une photographie, on est toujours devant une temporalité, un temps arrêté. Elle est toujours au passé. Elle est la preuve de quelque chose qui a existé (les premières images : portraits, paysages, monuments, etc., ont été réalisées pour immortaliser un événement). Elle met aussi en œuvre le paradoxe : agir pour arrêter le temps. Par son geste, Hendrik fige pour l'éternité cet instant de la vie du visage de sa fille.
Dans ses photos, Paola semble sereine, un rien amusée peut-être, un peu Joconde, mais pas autant que Mona Lisa qui a plus d'ironie dans son regard et dans l'expression de ses lèvres. Paola a un regard direct, elle ne craint pas celui qu'elle a en face. Elle ne joue pas non plus, c'est sérieux, cela l'engage d'être vue.
Elle ne fait pas quelque chose, elle pose sans mise en scène, ne raconte pas d'histoire, pas de récit. C'est juste une pose, une pause. Elle regarde peut être comme elle voudrait peut-être qu'on la regarde. Elle nous met à une place, celle du regardeur, pas du voyeur. Rien d'ostensible ni de sensuel dans ce regard. Elle ne s'identifie pas au sentiment de l'autre. Elle est elle. Elle attend. Elle cherche peut être quelque chose qu'elle n'arrive pas à sortir de soi. Elle est dans l'attente, pas dans l'urgence.
L'enfant qu'elle a été à dû être heureuse que son père s'intéresse à elle, d'exister pleinement pour lui. Cela a dû lui donner confiance. Dans son regard, il y a un peu de défi. Une fille qui défie son père ne peut avoir peur des autres. Dans la plupart des photos, elle est vue de profil ou de trois quart, la tête tournée vers nous. Cela n'a pas toujours été vrai. Dans certains des portraits plus anciens, elle est vue de face, nous regardant, bras ballants. Dans celui où elle semble la plus jeune (le plus ancien portrait ?), seule sa tête dépasse de sa baignoire, une magnifique composition avec très peu de couleurs. Elle nous regarde de sa baignoire, ne semble pas étonnée par notre présence, ni inquiète. Elle semble attendre qu'on lui dise quelque chose. Ce n'est pas un corps, juste un regard. Un portrait de regard. Peut être est-ce justement ce que cherche l'artiste ?
Comment un ex-marchand de vin se retrouve-t-il dans cette problématique du regard, de l'apparence de l'être, du sentiment à transmettre ? Hendrik Kerstens ne pensait pas à l'art, même s'il a toujours su qu'en lui, il y avait un talent, sans savoir lequel. Il semble que ce soit sa paternité, dans la relation avec sa fille unique qui ait servi de déclencheur à ce travail remarquable qui nous oblige à des questionnements sur la substance du regard. Il s'en débrouille en nous mettant d'emblée à sa place, celle du regardeur regardé, une mise en abyme.
L'histoire du portrait commence avec l'individuation. L'homme devient un individu reconnaissable à des traits qui n'appartiennent qu'à lui. On trouve quelques portraits chez les Egyptiens, les Grecs, les Romains, mais les premiers portraits qu'on pourrait qualifier de “photographiques” au sens actuel, celui où on discerne précisément les traits du visage, son expression et le jeu de lumière qui l'éclaire, nous les devons aux primitifs Flamands.
Jan van Eyck (1390-1441), inventeur de la peinture à l'huile (huile de lin mélangée aux couleurs plus de l'essence de térébenthine), est aussi le père du portrait moderne. La peinture à l'huile, permettant des glacis que la lumière peut traverser, provoque des impressions lumineuses impossibles auparavant. Chaque nouvelle technologie entraînant des ruptures (les Impressionnistes avec l'arrivée de peintures en tube qui les a fait sortir de leurs ateliers pour peindre en plein air, etc.), cette invention va être adoptée par les peintres.
Parallèlement, la naissance d'une nouvelle classe de marchands,
désirant, à l'imitation des puissants, un portrait où on les reconnaisse va constituer pour les artistes une nouvelle clientèle. La tradition du portrait flamand va perdurer et, deux siècles plus tard, Veermer peint la jeune fille à la perle (probablement sa fille). Cette "Joconde du Nord", réalisé en 1660, est devenu en quelque sorte un archétype des portraits, une peinture universelle à l'instar de Mona Lisa. Si chez Léonard, il s'agit du portrait d'une femme ou d'une mère, pour Vermeer, c'est aussi probablement le regard d'une jeune fille qui s'adresse à son père, un sujet intemporel, universel.
Dans l'œuvre de Kerstens, "La fille à la perle" de Vermeer apparaît à un moment comme modèle assumé. Elle était peut être déjà là depuis longtemps dans sa tête. Elle s'est imposée comme une évidence. Ce portrait, connu mondialement, presque autant que la Joconde présente un visage de jeune fille vraie, souriante, séduisante, enjouée. Sa bouche, légèrement mouillée, accroche un rai de lumière... Un portrait quasi photographique réalisé avec une grande précision, un goût du détail, une étude approfondie de la lumière.
Quand on demande à Hendrik pourquoi il a comme modèle (presque) exclusif sa fille, il répond que c'est par elle que ça a commencé. C'était plus simple et confortable de faire ses photos en famille, chez soi, comme pour un album familial. D'ailleurs, il ne pensait pas que ça irait plus loin... Et pourtant, il a voulu dès le départ que les photos soient parfaites, et surtout pas des instantanés (qu'il déteste). Il fallait pour lui que la photo soit posée longuement, étudiée, approchée comme une peinture, que la lumière soit pensée, le moindre détail précisé.
Pour cela, le modèle est essentiel. Vincent van Gogh, encore lui, disait que les modèles sont souvent plus importants que les peintres. À propos de la Berceuse (1888-89), il écrit : "Madame Roulin étant le modèle, moi n'étant que le peintre". Pour lui, seuls les modèles peuvent offrir des émotions qui insufflent la grâce qui va imprégner les mains de l’artiste.
Paola, comme modèle, est exceptionnelle. Elle possède un regard unique, direct, vrai, quelle que soit l'émotion qu'elle exprime. Cela est sûrement dû à la relation de confiance établie avec son père. Il s'est beaucoup occupé d'elle quand elle était enfant, il l'a bien observée. Probablement ces photos disent-elles quelque chose de leur relation au moment de chaque séance.
Dans une photo où elle a 17 ans environ, on la voit pleurer. Derrière elle, la mer et le ciel (un peu flous) ont l'air aussi mélancoliques. Tout concourt au sentiment de tristesse. Elle est malheureuse et bougonne. Il y a du reproche dans ses yeux, mais elle pose quand même. Elle accepte d'arrêter ses pleurs pour regarder la caméra. Au delà d'une relation père - fille dans ce que elle peut avoir de thérapeutique, Paola est intéressée à cette relation au delà des sentiments, des émotions... Une posture
artistique ? En fait, nous avons affaire à deux artistes qui travaillent ensemble à une même œuvre. Un nouveau type de relation du “peintre et son modèle” : tous les deux sont artistes ! Hendrik compte d'ailleurs continuer à travailler avec sa fille. À travers elle, il explore la figure de la femme, la féminité, l'humanité, le monde, le temps qui passe.
Il l'a regardée grandir, devenir une jeune fille, puis une femme, intéressé par la mobilité de ses traits, sa nouvelle coupe de cheveux. La texture de sa peau, sa plasticité, les marques qu'elle peut avoir (comme celles du soutien gorge), sont rendus visibles, dignes d'intérêt.
Dans les photos de jeunesse, Paola semble dire simplement : "Regarde, j'ai pris un coup de soleil, regarde, je me suis cassée le bras, j'écoute de la musique, je suis maquillée, je suis blonde", etc.
La façon dont Paola est coiffée, la couleur de ses cheveux, ses chapeaux, s'ils paraissent parfaitement convenables, voire référer à des portraits classiques, sont, pour peu qu'on s'y attarde, très surprenants. Serviettes de tables, papier toilette, sacs en plastiques, boites de bière ou de sodas, des objets glanés dans l'environnement immédiat qui sont détournés, mis en valeur, sublimés. Ainsi ce sac poubelle devient une coiffe seyante, semblant venir du siècle d'or hollandais. Ou cette serviette à carreaux, juste posée sur la tête qui avec un bout de gaine à air, lui donne l'apparence d'une figure de la Renaissance.
Chez Hendrik, il y a une science certaine de l'arrangement, de la mise en forme, de l'adéquation des accessoires au visage de sa fille.
L'éclairage est déterminant. Pour que Paola apparaisse comme un être de lumière, il est nécessaire de poser délicatement les ombres, les étincelles lumineuses. On décèle chez Hendrik une précision presque maniaque dans la mise en lumière des cheveux. Le visage émerge toujours de fonds très sombres, mais pas d'aplats noirs, plutôt de noirs texturés, profonds, infinis, qui mettent en valeur les courbes simples et élégantes du corps ou du visage de Paola. Nous sommes dans une limite peinture-photo offrant plusieurs niveaux de lecture, mais la beauté, nous dit Kerstens "n'est pas dans le travail, mais dans l'expression".
Ce n'est pas la réalité qui intéresse l'artiste, c'est autre chose, une autre dimension, une combinaison de clair et de pas clair, de vérité et de réalité. Chaque photo est pour lui une nouvelle synthèse à la fois du sujet, de la lumière, du sentiment. La couleur a peu d'importance, ce qui compte, c'est le temps, la photo dans le temps, la photo hors du temps.
Si l'image naît d'un percept (Deleuze), Hendrik la prépare avec le maximum d'intelligence, de discernement pour aboutir à la densité nécessaire. Ce n'est plus le "pinceau qui pense" du peintre, mais la lumière maîtrisée à travers les différents filtres des appareils, des techniques d’éclairage et de tirage. La lumière varie, résiste, il faut l'amadouer, en faire sa complice.
Le résultat est bon quand tous les complexes se confondent, font émerger de nouvelles lois qui fonctionnent, mais vouloir l’image parfaite reste un travail ingrat, une utopie, une métaphysique. Reste à comprendre ce qu’est la perfection ? Comment décider de l’arrêt d’un travail, considérer qu’une œuvre est finie, aboutie ? Pour Picasso : "on ne termine pas un tableau, on l'abandonne" ; Hendrik nous dit : "quand j'ai tout donné".
Ses images nous parlent à la fois du temps qui passe et de quelque chose d'immeuble, d'éternel. Les portraits Kerstens sont une expérience.
Alain Amiel © Alain Amiel |