Il
y a aujourd’hui onze mille juifs à Berlin, soit dix
fois moins que dans les années trente. Très peu y
sont revenus, mais les nouveaux sont arrivés des pays de
l’Est après la chute du mur. Il y a encore quelques
synagogues même si la plus grande qui a été
dévasté pendant la guerre ne sert plus au culte, c’est
un centre culturel.
On a l'impression que le jeunes allemands – on en a vu beaucoup
– sont très intéressés par la culture
juive et par ce qui s’est passé et qui semble toujours
incompréhensible – et comment comprendre ? Comment
imaginer une telle barbarie ? Au-delà des mots, au-delà
de toute représentation, de toute analyse.
Comprendre, ce serait pouvoir se situer en un lieu où toute
raison s’est absentée. Une crise de délire qui
aurait pris des millions d’hommes. Une société
civilisée, cultivée, raffinée, ayant vu naître
de grands hommes, des humanistes, des philosophes… qui bascule
dans une violence totale, sans barrières, sans limites, ayant
perdu le minimum de sens commun…
Des pogroms, des assassinats, des massacres, les juifs en avaient
connu durant leur histoire. Pas seulement les Juifs, d’ailleurs,
dans toutes les sociétés humaines depuis le néolithique,
la ville, les empires, les grandes religions… Pas plus qu’ailleurs
en Europe, bannis des villes, accusés de tous les maux, victimes
de pogroms, les juifs se sont quand même progressivement intégré
à la société allemande, ont contribué
à son développement ; des scientifiques, philosophes,
psychanalystes, écrivains, poètes, y sont nés.
Les mots (de yiddish) se sont mélangés à la
langue allemande. Comme dans le monde entier avant les années
trente, ils étaient partie intégrante des pays où
ils avaient choisi de vivre..
Faire disparaître des gens, vouloir effacer les traces, oublier
qu’ils ont vécu, et même décider d’oublier
l’oubli… Une spirale de folie a pris des dizaines de
millions d’hommes et de femmes pourtant leurs voisins, leurs
associés, travaillant dans les mêmes bureaux, les même
usines, fréquentant les mêmes dancings ou théâtres…
que ceux qu’il laissent exterminer. Au-delà des analyses
politiques, comment l’homme de la rue, la mère de famille,
ont-il pu accepter cela, ou pire a aidé à ce que cette
folie s’accomplisse ?
Un tel
événement, il a fallu lui trouver un nom particulier,
la Shoah, tant il est différent, qu’il ne ressemble
à aucun autre. Ni par la violence extrême, ni par la
quantité, ni par les moyens, la technicité, le temps
qu’il a duré, ce moment de l’histoire humaine
n’a pas d’équivalent…
Le musée que nous visitons – Le Judische Museum
– n’essaie pas d’expliquer. Il rapporte des faits,
fournit des témoignages, des photographies.
Daniel Libesking, l’architecte, a nommé son projet
« Between the lines ». Sa forme architecturale - un
éclair brisé – ainsi que la couverture des façades
dans un métal déchiré en de nombreux endroits,
vient rendre compte symboliquement de l’histoire des juifs
en Allemagne. Le parcours en plans inclinés procure une sensation
de déséquilibre.
L’axe principal du musée, celui de la relation germano-juive
à travers l’histoire, est croisé par deux autres
routes, celle de l’exil qui conduit au jardin de l’exil
de Hoffman (49 énormes colonnes rectangulaires en béton
posées sur un sol incliné) et celle de l’exclusion
qui conduit à l’Holocaust Tower (une tour vide et glaciale).
Ces « routes » sont parsemées de photos, d’objets
de culte, de maquettes de synagogues, de textes évoquant
la vie juive, d’ordinateurs ouvrant sur des milliers de documents
sur la riche histoire des juifs allemands. On traverse aussi quelques
salles vides, des « voids » aux murs noirs, exprimant
le vide laissé dans la culture allemande.
Une installation de l’artiste israélien Menashe Kadishman
ressemble à un film d’épouvante. Un tunnel qui
s’assombrit dans lequel on marche comme sur des cadavres.
Des plaques de ferraille vaguement arrondies avec quatre trous,
deux pour les yeux, un petit pour le nez et un énorme, déformé
pour la bouche. Des visages de souffrance, Le « Cri »
de Munch multiplié à l’infini. Et quand on marche
sur ces plaques, elles font un bruit de ferraille très désagréable,
s’entrechoquent, nous déséquilibre. Au bout
du tunnel, le silence glacial et le noir total. Pas complètement.
Tout en haut, une minuscule lumière presque invisible…
l’espoir ne s’éteint pas malgré tout…
On sort de ce musée un peu sidérés. On redécouvre
qu’on est à Berlin, la ville d’où tout
est parti…
La visite
du « Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe
», le lendemain, renforce ce sentiment
Le mémorial est un immense champ de tombes (2711), toutes
les mêmes : grises, sombres, glaciales de même taille
(93 x 238 cm) mais de hauteurs différentes (de la plaque
au sol jusqu’à 4,7 mètres). Les stèles
sont lisses mais on n’a pas envie de les toucher. Elles laissent
peu de place pour passer. On circule entre elles comme dans un cimetière,
mais là aussi, le sol est inégal, petits carreaux
de bétons, ça descend, ça monte, ça
penche… encore le déséquilibre, un invariant
symbolique des architectes ou artistes…
Au sous-sol
un « centre d’information » : Comment ça
a commencé : photos, histoire des faits, Puis la «
salle des familles » : on les voit devant leur maison, faisant
du sport, de la musique, ou pendant les fêtes. Sont présentées
là quinze histoires de familles qui vivaient normalement,
jusqu’au jour où…
Dans une salle, sur le sol des petits mots ou des lettres agrandies,
éclairées, écrites par de gens qui se cherchent,
s’affolent. Des mots terribles adressés à
leurs parents pendant leur fuite ou juste avant leur déportation,
racontant l’invraisemblable : les enfants qu’on jette
vivants dans des fosses que leurs parents ont dû creuser,
les chambres à gaz, la faim, les trains…
Les
photos des rafles dans les quartiers sont déjà terribles
mais celles des camps à la libération sont insoutenables.
Ces images de rares survivants, décharnés, hébétés
au milieu de monceaux de cadavres nus semblent provenir d’un
cauchemar atroce, comme on peut en avoir quelques fois dans une
vie…
La « salle des noms » est sombre : une voix égrène
les identités : nom, prénom, date de naissance et
les biographies succinctes des millions de gens assassinés
ou disparus. Il faudrait plus de six ans pour les entendre toutes.
La « salle des lieux » fait peur. Une carte de l’Europe
indique les lieux de persécution et d’extermination
des Juifs… Il y en a plusieurs centaines. La folie n’avait
pas touché que l’Allemagne !
On
remonte du musée et on se retrouve au milieu des stèles
– des tombes – avec le sentiment que le travail nécessaire
pour restituer et mettre en forme ce que nous avons vu est énorme.
Il a sans doute fallu vaincre nombre de difficultés administratives,
d’oppositions plus ou moins nettes, de réticences
politiques, religieuses, économiques, et surtout de mettre
à distance les peurs inconscientes, les refoulés
encore incrustés… Ce travail « pour dire »
est une sorte de psychanalyse. Il nous interroge.