L'acte créatif puise ses informations
dans la mémoire et l'inconscient. Il les réorganise
et les restructure pour obtenir un regard neuf sur
le monde. Dans son expression, l'artiste utilise quelque chose
qui vient de son inconscient et qui se répète.
Chez certains artistes, c'est souvent un traumatisme provenant
de l'enfance ou de l'adolescence qui fait irruption dans leur œuvre
et fonctionne comme un symptôme récurrent : "L'image
d'art est une mémoire virtuelle de ce qui fait symptôme
pour un sujet". (Lacan)
Le symptôme est un bricolage qui a une fonction de substitut,
de compromis et aussi un essai de cicatrisation. Sa répétition
est une tentative pour maîtriser le trauma et le diminuer
en l'intégrant à l'organisation psychique. L’art
rend visible le symptôme tout en le masquant. Il dit une
vérité cachée qui appelle au déchiffrage, à l'interprétation,
mais se dérobe souvent au sens. La vérité qu'il
ne peut pas dire toute devient symbole ou métaphore.
Ainsi on peut "lire" certaines œuvres d'art dans
la mesure où leurs auteurs nous en ont fourni les clefs
ou par ce que nous savons de leur vie, mais aussi par la résonance
qu’elles créent en nous.
Dans le cas de Beuys (XXe siècle) et d'Artemisia Gentileschi
(XVIe siècle), par exemple, l'événement
traumatique qui a eu lieu dans leur vingtième année
se retrouve dans leur art de diverses manières tout au
long de leur vie. Beuys a sans cesse répété son
accident d'avion et ses séquelles à travers ses
figures iconiques de débris d'avion, de feutre (dans lequel
il a été enveloppé pour guérir ses
brûlures), de graisse, etc. Artémisia, elle, a redit
dans d'innombrables toiles le viol qu'elle a subi, trucidant
le violeur, le décapitant, etc.
Plus près de nous, Niki de Saint Phalle a raconté dans
son livre "Mon secret" les viols qu'elle
a subis de son père à l'âge de onze ans
(pendant l'été 1941) et dont elle explique comment
ils se retrouvent exprimés dans son art. L'attitude
de son père, "honorable banquier", ayant brisé en
elle "la confiance en l’être humain",
elle écrit : "puisque je n'étais pas encore
parvenue à extérioriser ma rage, mon corps devint
la cible de mon désir de vengeance".
Instable, souffrant de mille maux dont une hyperthyroïdie
sévère, c'est à la suite d'une dépression
nerveuse en 1953 à Nice, qu'elle réalise que
l’art l'aide à surmonter ses angoisses et la guérit. À l'hôpital,
elle fait un travail à base de collages d'images violentes
avec toutes sortes de couteaux et instruments de boucherie
: "L'agressivité qui était en moi commençait à sortir.
Je me mis à faire passer la violence dans mon œuvre".
Elle écrira plus tard qu'elle était devenue artiste
car elle n'avait "plus le choix".
Quelques mois avant
sa mort en 2002, elle fera une donation importante au Musée
d’Art moderne et d’Art contemporain de Nice, sans
doute mue inconsciemment par le souvenir de sa dépression
nerveuse à la suite de laquelle (ou pour la surmonter),
elle s’était mise à peindre. C'est son
art, véritable auto-thérapie, qui l'aidera à survivre
en exorcisant ses démons.
Les premiers travaux qui l'ont fait connaître sont les
tirs sur des poches d'encre ou de peinture dégoulinant
comme des traces de sang sur des effigies en plâtre de
personnages symbolisant son père, qu'elle hait. Ces "tableaux-cibles" sont
réalisés comme une pulsion de « destruction
ou de sado-masochisme ».
Dans son Autoportrait de 1958-1959, elle se représente
sous des traits cadavériques. Son corps est fait de
morceaux de céramique brisés.
Jean Tinguely qu'elle rencontre en 1960 va devenir son principal
soutien, son alter ego qui l'aidera à surmonter ses
nombreuses difficultés. Grâce à lui et à Marcel
Duchamp, elle rejoint le groupe des Nouveaux Réalistes.
Elle se fera une place importante au sein de cette génération émergente
de peintres qui ont abandonné pinceaux et peintures
pour travailler sur l'objet ou le concept.
La découverte du Parc Güell de Gaudi à Barcelone,
puis de la maison du facteur Cheval et enfin celle du "Parc
des Monstres" de Bomarzo en Toscane lui donneront envie
de créer son propre Jardin de sculptures. Les frères
Carlo et Nicola Caracciolo de Marella, une amie rencontrée
dans les années 50 à New York, l'autoriseront à réaliser
ce parc sur un terrain qui leur appartenait.
Le "Jardin des Tarots" a été une nécessité vitale
pour Niki. Il manifeste son besoin de sublimer ses monstres intérieurs
par son art. La lecture psychanalytique lui étant peu connue et fâchée
avec la psychiatrie qui lui aura fait subir dix électrochocs, elle se
tournera vers le symbolisme des cartes du Tarot pour donner du sens à ses
symptômes et résoudre ses difficultés à vivre : "La
valeur ésotérique, dit-elle, des cartes du Tarot m'a donné une
plus grande compréhension du monde spirituel et des problèmes
de la vie et aussi un éveil aux difficultés qui doivent être
surmontées pour qu'on puisse à la prochaine épreuve et à la
fin du jeu trouver la paix intérieure et le jardin de paradis".
Ainsi,
sa première sculpture, l'Impératrice (carte 3 du Tarot),
la grande déesse, la mère protectrice, a été réalisée
tout d’abord pour s'y installer et vivre. Dans un "sein" de
la mère, elle a mis son lit, sa chambre et dans l'autre, la cuisine.
Revenue dans le “ventre de sa mère”, Niki s'invente une
nouvelle vie. Ce lieu va devenir le centre vital de son projet, c’est
là où elle rencontre l'équipe, où tout s'organise,
où les décisions sont prises.
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A partir de petites maquettes qu'elle lui prépare, Tinguely construira
les structures métalliques de ses sculptures monumentales. Couvertes
ensuite de grillages et de ciment projeté, elles deviennent les supports
de ses peintures ou de ses assemblages de céramique, de millions de
morceaux de miroirs qui recouvriront la presque totalité des surfaces.
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A l'intérieur de la mère qui brille de ses milliers de miroirs
reflétant la lumière indéfiniment, trois sculptures de
taille humaine : le Chariot (carte 7) qui "représente la victoire,
du triomphe sur ses adversaires, sur ses problèmes" ; "l'Etoile
du Renouveau" (carte 17) qui représente pour elle "un être
complet, pas fragmenté, la santé physique et spirituelle" ;
la troisième, le Jugement (carte 20), appelle aussi au renouveau : "Trois
personnages sortent d'une tombe : un enfant, un homme, un vieillard. Ils représentent
les parties de nous mêmes que nous devons réunir. L'ange (qui
les regarde de haut) les "invite à ne plus être divisés,
de lever notre regard au ciel et de s'unir".
L'être fragmenté, déchiré, souffrant, a besoin de
retrouver son unité perdue. Le sujet barré qu'elle a été se
reconstruit dans et par ses œuvres, sa créativité va la
guérir. Les œuvres positives sont encore dans le ventre de la
mère, mais elles sont complètes, prêtes à sortir,
porteuses d'un renouveau actif.
L'Empereur (carte 4) est la plus grande des sculptures. Il est composé de
plusieurs tours et d'une grande cour cernée de colonnades phalliques
chargées d'éléments répétitifs : têtes
de mort, protubérances ovoïdes, pointues, points d'interrogation,
d'exclamation, morceaux de céramique brisées, de verres colorés,
etc. Des dizaines d'autres éléments indéfinissables, géométriques,
végétaux, des yeux, des mains, des bouts de visage, sont visibles.
Chacun de ces signes cachant probablement un signifiant.
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Dans des recoins, quelques cadres en céramique entourent des portraits
: celui de Jean, le sien, ainsi qu'un superbe rhinocéros doré (avec
ses cornes pointues) dont le flanc est percé et dégoulinant de
sang. On y voit aussi une chimère aux ailes pointues et aux griffes
acérées.
L'Empereur n'est pas habitable, mais un escalier mène à une
terrasse circulaire dont les rampes auxquelles on se tient sont des serpents
louvoyants. Des serpents présents presque partout : sur le sol et dans
les sculptures. Dans la Papesse à l'entrée, un serpent est tout
près de sa bouche, résurgence de "l’été des
serpents, celui où mon père, ce banquier (archi catholique),
cet aristocrate avait mis son sexe dans ma bouche ».
L'Empereur, c'est bien sûr le père. Surchargé de signes, "symbole
de l'organisation et de l'agression de notre société basée
sur le pouvoir (...), il désire conquérir et contrôler".
L'ensemble est coloré, attractif pour l'œil baladeur. Mais pour
peu qu'il s'y attarde, le regard est vite dérangé par les formes
agressives ou douloureuses.
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Carte 5 : Le Pape qui déchiffre les mystères
et révèle la connaissance
Autre figure monumentale : la Tour/ Maison Dieu (carte 16),
brisée à son sommet qui pend, retenu par des éléments
métalliques. A la cassure, une machine de Tinguely,
une "sculpture de l'éclair qui déchire la
tour". Pour Niki, elle symbolise la castration, mais aussi "les
constructions physiques et mentales qui n'ont pas de bases
solides".
Dans cette tour va habiter son principal collaborateur Ricardo
Menon, venu et Paris avec elle. Il seront rejoints par Vénéra
Finocchiaro, une céramiste de génie et par de
très nombreux collaborateurs pendant les seize ans qu'elle
a œuvré à ses frais pour son jardin.
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Toutes les autres sculptures de ce fabuleux jardin recèlent
des sens multiples qu'elle emprunte avec une grande liberté à la
mystique classique du Tarot.
Carte 1 : Le Magicien / Bateleur, c'est la carte
de Dieu créateur,
"la merveilleuse farce du monde paradoxal où nous vivions".
Carte 6 : Le Choix, la carte des amoureux.
Carte 8 : La Justice implique de se connaître soi-même
et de rencontrer sa propre ombre. Jean Tinguely a enfermé dedans l'injustice
avec un gros cadenas.
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Carte 9 : L'Ermite est un chercheur de trésor
L'Oracle est la version féminine de l'ermite
Carte 10 : La Roue de la vie
Carte 11 : La force : "Le monstre que doit mater la jeune fille est à l'intérieur
d'elle-même"
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Carte 12 : Le Pendu visionne le monde à l'envers. Il est la carte
de la compassion.
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Carte 13 : La mort, le grand mystère de la vie,
sans mort, la vie n'aurait aucun sens.
Carte 15 : Le Diable est la carte de la perte de liberté spirituelle,
la carte de la vitalité et de la sexualité.
Carte 18 : La Lune est la carte de l'imagination créatrice et de l'illusion
négative.
Carte 19 : Le Soleil permet la vie, cest une divinité qui
veut élever l'esprit
Carte 21 : Le Monde est la carte de la splendeur de la
vie intérieure.
Carte 14 : La Tempérance est une carte qu'elle dit avoir
eu du mal à comprendre, trop loin de sa nature passionnée. Pourtant
elle montre
le chemin juste.
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Carte 0 : Le Fou représente l'homme dans sa quête
spirituelle, ne sachant pas où il va.
Seize années pleines de création
et de souffrances où presque paralysée par de
l'arthrite rhumatoïde,
elle œuvrera dans une urgence extatique.
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Ce fabuleux jardin qui nous offre une déambulation extraordinaire
dans l'imaginaire
de l'artiste est aussi une des plus importantes oeuvres d'art
au monde, tant par son gigantisme, ses qualités plastiques,
que le soin apporté à chaque
détail. S'il s'origine dans la douleur, il est un cri
d'amour à la
vie.